Silverfish
6.8
Silverfish

Comics de David Lapham (2007)

Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2007. Il a été écrit, dessiné et encré par David Lapham. Il s'agit d'un récit en noir & blanc, les tons de gris ont été réalisés par Don Ramos.


L'histoire commence par une scène bizarre. D'étranges poissons à la bouche de piranha munis de flagelles nagent pour s'attaquer au cerveau d'un individu qui chantonne pour lui-même, tout en assassinant une femme avec un couteau. 3 ans plus tard, le 22 décembre 1988, Mia Fleming s'amuse au tir au pistolet dans une fête foraine fermée pour l'hiver, en compagnie de sa copine Vonnie Cray. Elles terminent leur virée dans un centre commercial pour acheter un bikini riquiqui. Pour noël, Ray (le père de Mia, veuf) lui offre un bijou avec la photographie de sa mère, ainsi qu'une robe de princesse pour Stacey, sa sœur asthmatique. Mia offre le maillot minuscule à Suzanne, la nouvelle compagne de son père qu'elle ne supporte pas. Suzanne et Ray partent quelques jours dans un chalet en pleine forêt. Avant le départ, Mia subtilise le carnet d'adresses de Suzanne à qui elle ne fait pas confiance. Pendant l'absence du couple, elle appelle différentes personnes sur le carnet (avec l'aide de Scott, le copain de Vonnie). En tâtonnant ils finissent par tomber sur un certain Daniel qui est très intéressé de revoir Colleen, le nom sous lequel il connaît Suzanne.


La scène de prologue ne laisse planer aucun doute sur la nature du récit : un meurtre atroce commis sous le coup de la colère. Il s'agit bien d'un thriller et le lecteur sait dès le départ que Mia et sa copine risquent gros à farfouiller à l'aveugle dans le passé de Suzanne. Il sait également que Suzanne a des choses à cacher, sans en connaître l'étendue, sans idée de sa dangerosité. Il y a également l'artifice narratif un peu grossier de la jeune sœur fragile du fait de sa dépendance aux aérosols. Mais Lapham ne l'utilise pas comme le lecteur pourrait s'y attendre. Il commence par montrer comment les grands adolescents (Mia, Vonnie, Scott, et 2 copains) s'amusent avec le répertoire d'adresses (et de téléphones) pour essayer de trouver une trace du passé du Suzanne. Il ne les dépeint pas comme des enquêteurs chevronnés, mais comme des individus aux motivations diverses. Mia a la conviction chevillée au corps que Suzanne cache un lourd secret, le sous-entendu de la narration étant une jalousie et une rancœur dirigée contre la nouvelle femme qui accapare l'attention de son père et qui occupe la place de sa mère défunte. Lapham n'expose pas lourdement ce ressort psychologique, il montre les sentiments et les réactions de Mia, laissant le lecteur en faire l'interprétation. Les copains de Mia participent à sa recherche, mais pour eux il ne s'agit que d'un jeu, une occupation vaguement transgressive procurant un frisson. Et encore, ils ne sont pas tous investis de la même manière, et pas tout à fait pour les mêmes raisons. Avec un point de départ solide, Lapham met en scène des personnages différenciés, aux comportements motivés par des caractères différents.


Lapham introduit les éléments de preuve à charge petit à petit, faisant monter progressivement la tension. Il intercale des scènes du passé, avec parcimonie, et avec un sens du rythme impressionnant. Comme dans les meilleurs thrillers, le lecteur découvre petit à petit les crimes, les comportements dangereux. Ce qui a commencé comme un défi inquisiteur provoque des conséquences inattendues, évolue vers des confrontations à haut risque, des jeux du chat et de la souris, entre individus inconscients de ce qu'ils mettent à jour, et imposteurs ayant beaucoup à perdre, prêts à commettre des actes désespérés.


David Lapham dessine de manière descriptive, avec un petit degré de simplification par rapport à une photographie, ce qui rend les images plus rapidement lisibles. Cette simplification n'est pas synonyme d'une approche enfantine de la description. Tout du long du récit, le lecteur peut apprécier les détails qui rendent palpable l'environnement, les personnages et les actions. Ainsi la palissade de bois aux planches de guingois, la mouette et la silhouette au loin d'un grand huit positionne le lecteur en bord de mer, hors saison, avec un vent frais. L'intérieur du magasin de vêtements comporte des présentoirs avec des vêtements sur cintre, des clientes en train de regarder (seule la pente de l'escalator semble un peu raide). Le chalet est superbe, entouré d'arbres dénudés par l'hiver. L'aménagement de la cuisine des Fleming est fonctionnel et atteste de revenus modestes. Lapham utilise des accessoires en nombre suffisant pour donner une personnalité à chaque endroit, même si quelques aménagements de pièces semblent avoir été réalisés un peu rapidement. Il n'est donc pas dans le détail et la précision, mais plus dans l'efficacité professionnelle. Par exemple, il représentera avec exactitude une fiche de téléphone pour qu'elle soit immédiatement reconnaissable ; par contre il ne s'attardera pas sur la texture du bois d'une table.


Cette volonté d'avoir des images rapidement lisibles ne nuit pas à leur qualité. Chaque personnage est aisément identifiable, et les expressions des visages sont diverses et variées. Par contre elle participe au rythme de la lecture. L'enjeu pour Lapham est que le lecteur soit tenu en haleine par l'intrigue, le suspens, l'inquiétude grandissante pour les personnages et la certitude que tout peut arriver, que chaque situation peut déraper et basculer dans la violence. Son approche graphique lui permet également de conserver une forme d'urgence et de mouvements dans les dessins. Ainsi les vagues de la mer sont grossièrement esquissées, mais elles transcrivent bien leur clapot. Au fur et à mesure, les images et le séquençage de chaque scène (nombre de pages, nature de l'action, insert de retour en arrière) manipulent le lecteur, lui imposant le rythme de lecture, lui donnant les points de vue de différents personnages, en jouant sur le temps, la concomitance réelle ou artificielle, pour mieux l'entortiller dans ce récit dont les personnages foncent droit vers la confrontation hasardeuse.


Avec cette histoire, David Lapham n'a d'autre ambition que de raconter un thriller efficace, et il le fait bien. Sa maîtrise du découpage et de la construction narrative lui permettent d'agripper le lecteur qui ne peut plus lâcher ce tome, comme un thriller dans un autre média (livre ou cinéma). Sans recourir à des émotions tire-larme faciles (pas d'abus de l'asthme de Stacey qui finalement ne fait qu'attirer l'attention du lecteur sur la fragilité de la vie), la mécanique de Lapham s'avère rigoureuse et bien huilée, ne laissant aucune chance au lecteur qui termine le récit à bout de souffle.

Presence
7
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le 28 sept. 2019

Critique lue 49 fois

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