Lourde de la glèbe du pays sarthois (planche 1), commençant en 1932 (planche 4), l’histoire de Grimion-Gant-de-Cuir est l’un de ces drames ruraux encore enracinés dans la vieille France qui laboure, qui plume les poulets et égorge les cochons. C’est précisément l’époque où, sur fond de crise économique, la France des campagnes perd sa supériorité démographique vis-à-vis de la France urbaine.

De ce basculement (imperceptible ici), Makyo a su exploiter les conséquences : le monde des campagnes qui subsistent est fermé sur lui-même, étranger aux subtilités inculquées par les manières urbaines, utilisant un langage pauvre et cousu d’allusions euphémisant les moments majeurs de la vie, tels que la naissance, la sexualité, la mort. La pensée des uns et des autres est sommaire, bornée par l’enfermement social (la famille, les voisins, qu’on ne choisit pas). Les frustrations et les ambitions, les passions et les résignations s’expriment avec d’autant plus de force que la réflexion se montre trop indigente pour les tempérer. Tout est en place pour des conflits et des déchirements fondés sur des motifs élémentaires.

L’isolement géographique et social fait de ce premier tome une sorte de huis clos, et Makyo accentue les problématiques en mettant en scène essentiellement des individus bizarres, à la limite de l’anormalité. Déjà, Grimion et son gant de cuir : allez savoir ce qu’il dissimule, ce gant ! Mais c’est une malédiction, voire un méfait du Diable, à tous les coups ! Alors Grimion traîne son anormalité physique, qui le fait moquer, coucher à part dans l’étable, se sentir coupé des autres par une chape de glace (planches 34 et 35), tenter de reprendre sa revanche dans le rêve et la nuit, se poser en fiancé pur et idéaliste de la gamine du coin, dont les cuisses s’ouvrent pourtant sans problème à qui sait les écarter, mais qui semble totalement muette.

Il faut voir l’effroi et le désarroi du père de Grimion face à un problème de femme dont il ne sait rien : l’accouchement (planche 2). Alors, on va voir le sorcier-rebouteux-guérisseur, Anthime, qui parle tout seul, peut-être avec les lutins et les monstres ; enfin, c’est ce qu’il dit (planche 3, planche 37). Comme de juste dans ce monde où les apparences s’inversent aisément, cet Anthime est plutôt sympa, et prête des livres pour l’instruction de Grimion.

La grand-mère de Grimion, peut-être bien sorcière elle aussi (elle vit dans un grenier entourée d’oiseaux de nuit : « Grand-Mère Chouette » - planches 10 et 16) en sait plus que les autres, et veille sur un autre monstre humain, une espèce de Quasimodo aux dents qui partent en éventail, et pourvu d’une pupille surnuméraire à l’oeil droit. Un oeil de plus, ça pourrait servir à ce demeuré pour voir – et dire – des choses que les autres ne voient pas. La lucidité et la vérité sont largement associées à la difformité (Grimion, Antoine aux Trois Yeux) et à la nuit.

Comme si l’on n’avait pas déjà son compte de personnages bizarres, voilà une belle fille, Aude, cavalière aristocratique, qui cherche l’homme le plus moche de la région pour coucher avec. Elle nous rejoue la Belle et la Bête pour des motifs assez freudiens (planche 44). Un autre fait la tournée des femmes frustrées de la région en changeant de nom selon le saint du jour annoncé par le calendrier (planche 31). Tous plus ou moins cinglés et monomaniaques. Même le chien s’y met : paralysé des pattes arrière, il ne fait son boulot de chien que monté sur roues. Pas un pour rattraper l’autre.

Makyo rend ses récitatifs poétiques en y introduisant des thèmes et un ton lyriques, particulièrement lorsqu’il parle de la Terre, qui pourrait bien être la Puissance qui manipule les acteurs qui vivent directement d’elle. Il y a par endroits une mystique tellurique qui justifie la primitivité des comportements de nombreux personnages. La terre est « sorceresse » (planche 2).

L’atmosphère de maléfice est soulignée par le malaise du petit curé local lorsqu’il veut bénir la main de Grimion (planche 15), par le transfert de l’esprit d’un personnage dans un papillon de nuit (planches 24 et 25), par la croyance générale que le cri de la chouette est présage de mort, que la chute d’un couteau est présage de visite ( planche 26), et que tout ceci se vérifie ! Pour faire bonne mesure, « Trois-Yeux » fait allusion à la bonne vieille malédiction du nouement de l’aiguillette (planches 28 et 29).

On sait gré à Makyo d’images très réalistes sur les décors ruraux : la lourdeur des mottes de terres retournées par une charrue au soc tranchant (planche 1), l’intérieur d’une maison-bloc rurale avec alcôve et pavage fatigué (planche 2), une cour de ferme avec mare et poules (planche 12), l’intérieur d’une étable (planche 15), la charpente d’un grenier (planche 16), une belle église rurale aux vitraux soignés et à l’appareil de maçonnerie bien propre (planche 42), la dispersion quasi explosive de nuages dans le ciel (planches 10 et 20).

Le récit basculera-t-il carrément du côté sorcier-diabolique ? L’atmosphère est en tout cas envoûtante, et la narration assez énigmatique pour ménager de belles surprises. Grimion, ce « Malvenu » parent du personnage de Claude Seignolle, réarrange les valeurs de vérité, d’amour et d’espoir à rebours des préjugés socio-culturels dans lesquels il baigne.
khorsabad
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le 4 janv. 2013

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