Spirale
7.9
Spirale

Manga de Junji Itō (1998)

Névroses obsessionnelles au tournant.


Le propre de l'horreur est de savoir immerger le lecteur doucement et insidieusement dans un bain de craintes dont il ne définit pas clairement les contours. Petit à petit, l'immersion mène à la noyade, à la panique et aux convulsions finales avant d'expirer. De satisfaction, j'entends. Difficile de créer une atmosphère anxiogène et graduelle en trois tomes à peine. Pourtant - malgré quelques menus errements - Ito y parvient. On ne mesure pas d'abord l'ampleur de la menace qui, progressive, s'en tient à des cas particuliers avant de se systématiser à l'échelle d'une ville entière.
La terreur, ça ne s'instille pas avec de gros monstres ; aussi horrifiques puissent-ils être dans leur conception graphique. C'est une emprise sur l'esprit. Savoir faire grimper un lent mais perceptible sentiment de malaise, de paranoïa et de crainte latente qui ne se révèle qu'à point, c'es ça, l'horreur. Cette discipline, Ito en est un maître incontestable. Du ciel aux plantes, du moindre cours d'eau aux plus modestes bourrasques, tout dans l'environnement proche revêt le caractère d'une menace omniprésente et pourtant impossible à déceler.


Sans aucun élément tangible, avec juste une impression, un ressenti, on verse dans la paranoïa ; le stade de la folie douce. Baromètre humain de l'horreur s'installant dans la petite ville de Kurouzu, Shuichi portera sur lui les effets de l'atmosphère ambiante, se détériorant peu à peu.
Pas de prophétie mystique, aucune cause même vaguement rationnelle à la terreur ; la malédiction de la spirale, voilà de quoi il sera question. Le phénomène, son origine ainsi que ses tenants ne seront pas identifiés ; au mieux analysés à l'échelle de ceux qui le subissent. De quoi faire grincer des dents à ceux qui souhaitent que tout soit carré et expliqué à la virgule près. Rationaliser la peur, en voilà une idée. Ce ressort de mise en scène est diablement efficace et d'une réelle pertinence. On craint encore plus un mal qu'on est incapable d'expliquer de même qu'on ne peut résoudre qu'une équation dont on comprend les données. Lorsqu'un événement nous échappe, le sentiment d'impuissance qui en résulte ne peut qu'accentuer la frustration et le désemparement. De la malédiction qui les accable, les habitants de Kurouzu ne seront rien d'autre que des victimes sans recours dont les derniers soubresauts ne feront qu'ajouter à l'abomination qui les enrobe et les absorbe (parfois littéralement). La spirale est insaisissable dans son origine et sa propagation pareil à un fléau aveugle et sans but. Comment ne pas redouter ce que l'on ne peut ni comprendre, ni combattre ? Il n'y a pas lieu d'expliquer la malédiction pour peur que c'en soit vraiment une. Bien au contraire. Démystifier, c'est tuer le mythe. La spirale ne s'exprime pas, elle se contente d'être. Le lecteur comme ses victimes n'a aucun recours si ce n'est de se laisser tournoyer et absorber dans ses enchevêtrements infernaux.


L'horreur graphique se veut grotesque et pourtant déroutante autant par son incongruité que par ces promesses de lendemain qui déchantent. La névrose se répand comme une épidémie dont les premiers symptômes, d'abord anecdotiques, s'avéreront autrement plus tragiques qu'on n'aurait pu le suspecter. Malgré la courte durée de l'œuvre, l'inquiétude ira crescendo tout en conservant un rythme soutenu afin de nous étrangler lentement de ses vicissitudes. Ça se veut lancinant et angoissant, mais à faible dose ; une lame de poignard qui caresse votre échine sans jamais s'enfoncer dans votre chair ; une menace permanente pour mieux cultiver une angoisse qui vous ronge un peu plus à chaque instant. De quoi vous faire souhaiter que la lame s'enfonce afin que cesse l'agonie.


Qu'est-ce qui donne tant d'emprise à l'horreur dans une fiction ? Le scénario ? Jamais de la vie. Peu importe pourquoi et comment en réalité, seule la mise en scène prime ; la trame est éventuellement souhaitable mais jamais indispensable. Prenons quelques classiques de l'horreur révérés pour leur efficacité en la matière ; piochons dans les meilleurs films dédiés par SensCritique. Le scénario de the Thing ? Un alien métamorphe dans une base scientifique en antarctique. Le scénario d'Alien ? Là encore, un alien métamorphe découvert par un équipage spatial.
L'essentiel repose sur le contexte et deux piliers de l'horreur : le mystère et l'isolation.
«Les hommes aiment le mystère» prétendent les mères n'appréciant que trop peu de voir leur fille habillées court. Et Dieu sait qu'elles ont raison. Car confronté à ce qu'on ne peut voir, on ne peut que le deviner et alors faire jouer son imagination. Cette imagination qui est indéniablement la source la plus stimulante qui soit pour ébranler l'esprit, cela vaut pour l'érotisme comme pour l'horreur. Le requin des dents de la mer n'est effrayant qu'aussi longtemps qu'il n'apparaît pas à la caméra. Ce n'est pas nécessairement la créature de The Thing qui est à craindre mais la potentialité qu'elle soit en réalité sous la forme d'un de ses compagnons qui entoure le personnage principal. La menace invisible, si correctement mise en scène, vaudra tous les monstres de fiction qui soient. La crainte du monstre sous le lit a encore de beaux jours devant elle.
Quant à l'isolation, la pertinence du recours s'impose d'elle-même. Priver les victimes d'une issue de secours ou d'un quelconque échappatoire est un incontournable du genre. Soulevez le couvercle de la cocotte-minute et la vapeur s'échappe ; offrir une voie vers la sortie, c'est laisser s'échapper la pression.


Ces deux éléments seront correctement respectés et admirablement bien maniés au service de l'œuvre. Les dessins ajouteront à l'angoisse. Grotesques et pourtant glaçants, ils attesteront d'une part de l'originalité de l'horreur - Ito n'étant certainement pas un bête perroquet lovecraftien - et de la maîtrise de sa plume.


Les obsessions, pareilles à des spirales hypnotiques dont vous ne pouvez détourner le regard, se déclineront sous des aspects variés. L'obsession pour la spirale d'abord, que ce soit par fascination ou par peur panique, le fait de vouloir attirer l'attention, devenir le centre de la spirale, la recherche de l'œuvre parfaite (on dit du rectangle d'or qu'il peut former la spirale parfaite ; Junji Ito n'a pas abordé ce thème et pourtant, il y avait matière à écrire)permettra la convergence des névroses. Ces dernières, attirées dans la spirale, aboutiront au centre névralgique de la malédiction, accablant toute chose à Kurouzu. Rien ni personne ne sera épargné. C'est par la folie qu'elle mènera au trépas.


Pour les assidus dans la lecture de Junji Ito, il ne vous aura pas échappé que le format et l'agencement de ses chapitres gâte malheureusement le manga par épisodes. Habitué et presque quasi abonné aux histoires courtes d'un chapitre chacune, l'auteur applique sa méthode habituelle à une série. Ses histoires sont autant de raison d'aborder des gisements nouveaux qu'il a pour habitude d'exploiter jusqu'à un tarissement rapide. Une trame suivie implique néanmoins d'apporter un soin particulier aux personnages que nous serons amenés à suivre ainsi qu'au tricotage d'un fil conducteur dont le lecteur ne sera pas censé se détourner.
Ito n'en fera rien. Tous les personnages sans exception ne connaîtront pas le moindre développement de leur caractère. Ses personnages, Junji Ito les conçoit uniquement pour qu'ils soient les spectateurs et victimes des turpitudes qu'il a choisi de mettre en scène. Le temps d'un chapitre, cela ne gêne pas. Sur trois tomes, on ressent très vite l'absence de personnage construit. De l'empathie, vous n'en ressentirez pour personne, même en faisant un effort. Ils sont creux et unidimensionnels sans personnalité réellement définie. L'auteur n'aura même pas essayé de donner une dimension supérieure à ses protagonistes. Afin d'ajouter à l'atrocité de leur calvaire, pouvoir nous faire empatir (je sais, c'est un néologisme) sur leur sort aurait permis de bien mieux garnir la terreur induite et ressentie par le lecteur. Cette négligence quant à la construction de son récit est une faute grossière.


Mauvaises habitudes toujours, l'auteur aura parfois tendance à prendre ses chapitres isolés les uns des autres. La spirale ainsi que Kirié et Shuichi restent au centre de l'horreur dans chaque chapitre mais ces derniers sont parfois déconnectés entre eux (notamment au cours du deuxième volume). Pire encore, certaines histoires sont difficiles à lier à une dynamique en lien avec une spirale. Les chapitres autour de l'hôpital, bien que dérangeants, sont rattachés trop artificiellement à la trame globale.
Cette gestion des histoires multiples accentue aussi le sentiment que chaque nouvelle afflictions de la spirale n'a aucune conséquence. Habitué à des histoires d'un chapitre, se cloturant donc très rapidement, Ito n'a pas l'habitude de devoir gérer les conséquences des actions qu'il engendre sur le court, moyen ou long terme, passant d'un chapitre à l'autre comme si l'incident précédent (pourtant marquant) avait été aussitôt oublié par les protagonistes. Le procédé nuit au potentiel horrifique de l'œuvre. La crainte ne se veut plus progressive et lancinante mais saccadée dans son déroulé, variable d'un chapitre à l'autre. Un autre mauvais point à ajouter aux tares du manga.
Le troisième volume sera toutefois l'occasion de lier, consolider et rappeler plusieurs éléments passés entre eux, concrétisant une intrigue de plus long terme propre à une série. On n'en attendait pas moins, mais on l'espérait plus tôt.


Un dernier tome parachevera la paranoïa pour la faire muter en folie névrotique. Les tornades, les mutations, les cabanes en bois, la faim (et notamment la manière dont elle sera sustentée...), l'impossibilité de quitter la ville ou d'être secouru... la spirale n'en finit pas de tourner pour nous happer dans un siphon qui avalera tout, nos espoirs en premier lieu.

Josselin-B
7
Écrit par

Créée

le 17 mars 2020

Critique lue 1.6K fois

12 j'aime

Josselin Bigaut

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