Après avoir centré le tome 3 sur Atan / Atana (honneur aux dames !), c'est au tour de Stel de faire des aller-retours entre la sauvagerie et l'Eden, sur fond très général d'incertitude des formes et des identités. Ces aller-retours ne sont pas toujours en lien avec quelque méditation mystique, et peuvent se produire grâce à des procédés nettement plus désagréables (planches 72 et 73).

Car, si quelque chose caractérise bien "Le Monde d'Edena", c'est la fluidité protéiforme des apparences et des identités : personnages et décors changent inopinément d'aspect, ayant même parfois du mal à prendre une forme tout court : il suffit de voir comment se meut le petit vortex de formes colorées qui va donner un aspect (instable !) de catcheur spationaute sympa à Burg, le personnage quelque peu divin qui prétend régenter la vie de Stel et lui donner un sens.

L'ouverture est bonne : vignette grand format de Stel poursuivie par une bébête hybride dans un désert. Au long de l'album d'ailleurs, déserts, pierrailles, canyons, steppes épineuses vont tout de même nous rappeler un peu les paysages arides de Blueberry. Belles arches rocheuses planches 4 et 5, dans le style de l' "Arches National Park", en Utah.

La théo-mythologie de Moebius se précise : Edena nous rejoue bien une version - particulière - du jardin d'Eden. A l'affreuse Paterne, tyrannique et sadique, s'oppose l'étrange Burg, qui a tout de même créé Edena, mais qui laisse Stel libre de faire toutes les bêtises qu'il veut jusqu'à ce qu'il trouve sa vérité (planche 8). C'est certes le contrat habituel entre le Dieu Unique des monothéismes et ses créatures (tu es libre de faire le bien et le mal, mais il faudra en payer le prix d'une manière ou d'une autre); mais c'est aussi le discours spirite-channeling : tu es sur terre pour faire tes expériences et évoluer.

Chose bizarre, Stel pose en contradiction avec ce beau programme de Burg sa volonté de rejoindre Atana. Burg ne nie pas que sa destinée soit avec Atana, mais l'enjeu de ce mouvement de recul est que Stel se convainque lui-même de son libre-arbitre vis-à-vis du Dieu Burg. Réaction bien occidentale, mais également réaction de l'adolescent en révolte contre l'autorité du Père. Ne pas oublier que, dans le Tome 3, les freudiens eussent trouvé satisfaction à ce que l'épisode se conclue sur la mort du Père méchant, tué par ses enfants opprimés. La Paterne apparaît comme aliénant l'humanité en se montrant adepte de tout ce qui éloigne de la nature au moyen de la technologie.

A part ça, il y a des sortes d'elfes-fées, ces êtres de la Nature qui ont toujours des adeptes convaincus aujourd'hui, et pas seulement quand ils ont lu Tolkien.

Pour prolonger la série, il fallait ressusciter la Paterne. Dans un univers aussi mouvant, ça ne pose pas de grands problèmes de scénario à Moebius, qui préfère mystifier le lecteur en faisant se succéder des environnements dont on ne pense pas habituellement qu'ils marchent ensemble : la vie sauvage avec un pagne en peau de bête; la clonification bêtasse sous les accoutrements des "Pif-Paf"; une résidence de super-luxe dans une atmosphère de fête assez orgiaque, et sur fond d'impeccabilité vestimentaire (planches 58-67); et la rudesse inhumaine de ce qui survient dans un décor robotique en fin d'album. La Paterne elle-même semble bien être essentiellement un reptilien (cela devrait ravir tous les zozos fanatiques des extraterrestres sauce New Age - planches 39 et 67), qui peut changer de corps comme il veut.

Outre les déserts et les canyons, les décors changent pour notre plus grande délectation : lacs de lave souterrains hérissés de pitons (un peu infernal, ça va bien avec la Paterne); vastes halls futuristes aux formes géométriques simples dans le second "Nid"; une cité souterraine avec de grands boulevards où circulent des véhicules sans roue, style science-fiction des années 1950-1960; un parc d'une merveilleuse beauté (planche 55), dont le jardinier ressemble un peu à Moebius (planche 56); le "Pierrot" de Watteau et sa naïveté (planche 57) résonne comme un indice à décrypter.


D'ailleurs, sans trop crier gare, le dessin est devenu plus expressif, plus précis, avec des contours moins évanescents. Stel abandonne son apparence de clone interstellaire prêt à tout explorer, pour se viriliser, et devenir un beau mec musclé aux cheveux blonds frisottants, un peu dans la ligne de l' "Angel Face" de Blueberry. Décidément, le destin de Stel et d'Atan passe par la différenciation, la sexualisation, et l'épanouissement de leurs particularités individuelles.
khorsabad
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le 21 févr. 2015

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