Les obligations du père, l'avenir du fils

Il vaut mieux avoir lu le tome précédent avant pour comprendre la situation dans laquelle se trouvent les personnages. Ce tome-ci contient les épisodes 69 à 75, initialement parus en 2003/2004, écrits, dessinés et encrés par Stan Sakai. Ces épisodes sont en noir & blanc. Ce tome commence par une introduction de Matt Wagner, le créateur de Mage et Grendel.


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- Fathers & sons (épisodes 69 & 70) - Lone Goat (Yagi) et le Kid (Gorogoro) progressent dans la forêt quand ils sont attaqués par une bande de types armés qui souhaitent tuer Goat pour empocher la récompense. Ce dernier les extermine mais est grièvement blessé. Il trouve tout juste la force d'avancer encore un peu et de s'écrouler dans une maison abandonnée dans les bois. Gorogoro ne sait pas trop quoi faire. Pendant ce temps-là, Miyamoto Usagi est à la recherche de Jotaro qui a disparu. Il aperçoit en contrebas Neneki, un des hommes de main qui l'a enlevé.


Le lecteur sourit par avance chaque fois qu'il constate que Lone Goat & Kid seront de la partie. Stan Sakai ne parodie pas Lone Wolf & Cub de Kazuo Koike et Goseki Kojima, il rend hommage à ce manga. Yagi est ténébreux à souhait, dur à la douleur, taiseux et sans pitié. Gorogoro (son fils) est également muet à l'image de son père et il reproduit ce que l'exemple de son père lui a montré. En tant que narrateur, Sakai réalise des magnifiques planches dans son style tout public, montrant Gorogoro en train d'agir en silence.


Comme le titre du volume l'indique, c'est aussi l'occasion pour l'auteur d'établir un parallèle entre les 2 relations père / fils : celle de Jotaro & Usagi, et celle de Gorogoro & Yagi. Il ne se contente pas d'une comparaison basique, il les fait interagir dans le cadre de l'intrigue, faisant ainsi apparaître les ressemblances et les différences. Le jeune lecteur y verra deux formes d'amour paternel s'exprimant de manière différente. Le lecteur plus âgé verra dans la relation entre Lone Goat & Kid, comme ce qui aurait pu être entre Usagi & Jotaro, ou ce qui pourrait advenir.


Stan Sakai a concocté une intrigue pleine de suspense dans laquelle chacun se comporte en faisant des suppositions, en commettant des faux pas, comme s'il s'agissait d'individus normaux, et pas de héros ou de criminels infaillibles. Comme à son habitude, l'artiste s'avère très doué pour rendre l'impression d'une maison isolée dans les bois, le calme de la nature, la vulnérabilité de l'individu dans cet environnement à l'écart.


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- Bells (épisode 71) - Dans un village, Katsuichi Sensei (l'ancien mentor d'Usagi) s'apprête à disputer un duel au sabre de bois dans la rue. Il entend passer une femme qui porte une clochette. Cela lui rappelle celle qu'il avait offerte à Kinuko, la fille du maître de l'école de sabre rivale de celle dans laquelle il était étudiant.


Toujours seul maître à bord de sa série, Stan Sakai peut s'offrir un épisode consacré à un personnage secondaire, et même à un moment de son passé, sans encourir les foudres de son responsable éditorial. Il utilise donc le point de départ de Roméo & Juliette (des amoureux dans des familles opposées, voire ennemies) pour Katsuichi & Kinuko. Mais très vite, le récit s'écarte de l'intrigue de la pièce de Shakespeare. L'auteur met en scène de manière divertissante les doutes de Katsuichi quant à sa vocation de samouraï, au rapport qu'il entretient avec le maître de l'école à laquelle il appartient, la manière dont il envisage son art. Le lecteur plus jeune y verra une histoire d'amour romantique et contrarié et les ravages de la cupidité. Le lecteur plus âgé établira à nouveau le parallèle avec les propres choix de Miyamoto Usagi et les conséquences que cela fait peser sur sa relation avec son fils.


Les 2 premières pages sont muettes, avec 5 cases de la largeur de la page pour la première, et 4 de la largeur de la page pour la seconde. Ces 2 pages se répondent quant à leur sujet principal (une femme se déplaçant avec le bruit que font 2 grelots), Katsuichi tenant sa garde avant de porter un coup. Ce découpage offre une vue panoramique évoquant les western spaghetti (sans le côté sale et usé). Par la suite, le lecteur tombe sous le charme de Katsuichi et Kinuko. Il lui faut un peu de temps pour se rendre compte qu'il ne sympathise pas simplement du fait de leur position, mais que sous l'apparence simpliste des dessins les émotions se lisent avec facilité et justesse sur leurs visages.


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- Kill the Geishu Lord (épisode 72) - Usagi et Jotaro cheminent pour se rendre à Kitanoji où ils ont rendez-vous à Katsuichi. Ils doivent franchir un éboulement sur la route de montagne. Ils arrivent dans un village où les habitants leur demandent de poursuivre leur chemin et de ne pas s'arrêter. Peu de temps après la suite du seigneur Noriyuki du clan Geishu arrive dans le village, la garde étant commandée par Tomoe Ame.


Le cœur du lecteur (jeune comme moins jeune) se serre un peu en comprenant que la route en commun de Jotato et Usagi touche bientôt à sa fin. Il s'amuse de voir que Stan Sakai continue de faire se rencontrer son duo et les principaux personnages récurrents de la série. Il le fait même observer quand Usagi ironise sur le fait qu'il connaît tout le monde. Au-delà de l'intrigue, le lecteur repère à nouveau que cette histoire comprend un autre point de vue sur les servitudes liées à la condition de samouraï, ce qui contraint Usagi à poursuivre sa réflexion sur le futur de sa relation avec son fils.


Comme précédemment, le lecteur apprécie la simplicité avec laquelle l'auteur transmet l'impression au lecteur des grands espaces des montagnes, du caractère fragile du village niché sur cette route de voyage. Comme à son habitude, Stan Sakai met en scène un combat avec un trentaine de personnages en restant parfaitement lisible, en donnant la sensation au lecteur de savoir où chacun se trouve, quel déplacement il entreprend en fonction du terrain et de la tournure que prend la bataille. L'artiste n'a pas abandonné son habitude d'édulcorer la violence en ne montrant pas les plaies ou les blessures. Mais il montre bien que les morts restent à l'état de cadavre et ne se relèvent pas.


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- The pride of the samurai (épisode 73) - Usagi et Jotaro passent dans un autre village où ils voient un jeune enfant voler un poisson. Jotaro le poursuit ce qui le mène à une hutte précaire construite sous un pont où se trouve un samouraï dépenaillé. Il s'appelle Watanabe Ken et il y vit avec son fils Ichirozuke.


Le parallèle entre Jotaro et Usagi avec Ichirosuke et Ken est évident. Stan Sakai présente une autre facette du métier de samouraï inféodé à un seigneur. Il évoque le chômage des samouraïs en temps de paix, leur inutilité, la caducité de leur code de l'honneur. En fonction de ses convictions, le lecteur réagit dans un sens ou dans un autre à l'obstination de ce samouraï qui entraîne son fils dans sa déchéance, mais il ne pourra pas y rester insensible.


Le talent de portraitiste de Stan Sakai s'exprime en plein dans cette histoire. Toujours avec cette apparence pour tout public, il rend compte avec conviction de l'état dépenaillé de Watanabe Ken, de sa pauvreté, de son entêtement, de son éloignement du mode de vie partagé par le plus grand nombre. Il est encore plus impressionnant dans sa manière de représenter les enfants. Il les montre en train de courir alors que les adultes sont en train de marcher. Il les montre en pleine discussion, devenant copains très rapidement. Il met en avant leurs émotions entières, tout ça par l'entremise des dessins tout simples.


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- Hokasi (épisodes 74 & 75) - Dans le village suivant, Usagi et Jotaro retrouvent Katsuichi sensei et Shunji. Ils assistent à la démonstration donnée par une troupe de saltimbanques composée de Hoku (maître du lancer de couteau), Saiku (sa fille gymnaste très souple), Yama (l'homme fort) et Kaze (expert à l'épée). Un accident opportun semble indiquer qu'ils nourrissent une rancœur vis-à-vis d'Usagi et qu'ils sont plus qu'une simple troupe ambulante.


Le temps est venu pour Stan Sakai de conclure son cycle. La nature feuilletonnante de la série et les constats effectués dans les épisodes précédents ne laissent pas beaucoup de place au doute quant à l'issue de la relation entre Jotaro et Miyamoto Usagi. Malgré tout la scène finale en demeure poignante car le lecteur est devenu familier de leurs espoirs, de leur état d'esprit, de leur affection l'un pour l'autre.


Ces 2 épisodes sont à nouveau l'occasion pour Stan Sakai de faire preuve de ses qualités de narrateur. Outre son savoir-faire apparent à chaque page, il réalise une séquence muette qui semble naturelle et facile à la lecture, mais qui doit tout à un savant découpage : la troupe de saltimbanques s'introduisant par effraction dans la demeure d'un seigneur. La séquence finale est d'autant plus touchante que l'artiste fait apparaître les émotions à fleur de peau, sur les visages.


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Comme à son habitude, ce tome contient son lot d'aventures, de personnages touchants, de pérégrinations dans un Japon médiéval. Chaque péripétie vient enrichir le thème principal de la relation entre le père et le fils, et du sens du devoir, discrètement, avec tact, en faisant apparaître des émotions complexes. coup de cœur pour l'un des meilleurs tomes de la série.

Presence
10
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le 9 juil. 2019

Critique lue 99 fois

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