Vent noir - Lone Wolf & Cub, tome 5 par Nébal

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/12/lone-wolf-and-cub-vol.5-vent-noir-de-kazuo-koike-et-goseki-kojima.html


DE LA BD AUX FILMS, ET DES FILMS À LA BD


Avec un retard non négligeable, je vous cause aujourd'hui de ma lecture du cinquième tome, intitulé Vent noir, de Lone Wolf and Cub, la mythique bande dessinée de Koike Kazuo et Kojima Goseki consacrée à Ogami Ittô et son fiston Daigorô, arpentant les routes du Japon d’Edo dans une quête sanglante et impitoyable de vengeance – à proprement parler, un séjour en enfer.


À mesure que la série progresse, il m’est impossible de livrer tome après tome des comptes rendus aussi amples que pour les premiers volumes – je me répéterais inévitablement… Je vais donc essentiellement me focaliser sur les cinq histoires comprises dans ce cinquième volume.


Quelques petites choses à noter, cependant : déjà, mon regard sur la BD n’est probablement plus tout à fait le même maintenant que j’ai vu les six films de la saga Baby Cart, adaptée du présent manga, et en rappelant que les cinq premiers piochaient dans les premiers tomes (ce qui inclut en fait celui-ci), outre qu’ils étaient scénarisés par Koike Kazuo lui-même. Le jeu des passerelles s’impose presque naturellement. Cependant, demeure une différence de ton essentielle : la BD fait beaucoup plus « sérieuse » que les films – le ton est plus impitoyable, et les gadgets comme les prouesses martiales, certes pas absents, ne suscitent pas le même effet pop-corn que dans les films, finalement drôles dans leur outrance.


Ensuite, mais c’est peut-être lié, je relève que, si les épisodes ne s’enchaînent pas à proprement parler, et ne sont probablement pas dans l’ordre chronologique de toute façon, ils n’en forment pas moins de plus en plus une architecture cohérente, où les éléments se multiplient qui dessinent une trame globale – centrée bien sûr sur la lutte sanguinaire opposant Ogami Ittô aux ignobles Yagyû qui ont provoqué le massacre de sa famille, mais cela peut en fait aller au-delà.


Enfin, mais c’est à nouveau lié, pour l’heure la BD parvient toujours à surprendre, régulièrement. C’est assez impressionnant à ce stade – car, à mesure que les personnages et la trame se définissent, en se renforçant mutuellement, le risque n’est sans doute pas négligeable, à vouloir surprendre le lecteur, d’inclure par force des développements somme toutes inutiles, voire inadaptés. Mais loin de là ! Dans le présent volume, cela concerne surtout les épisodes XXVI (le troisième du volume, « Vent noir » donc) et XXVIII (le cinquième, « Les Fusils de Sakai »), qui sont passablement étranges, mais aussi très réussis – et contribuent à relancer l’intérêt de l’ensemble, en contrastant avec d’autres épisodes certes pas mauvais mais plus « classiques » dans l’optique de la série.


Allez, quelques mots de ces cinq épisodes, donc.


LES DOCHUJINS


« Les Dochujins » est l’épisode le plus bref de l’ensemble – une trentaine de pages, là où les quatre autres en font une bonne soixantaine chacun.


Il n’en a pas moins son importance dans la série, et c’est peu dire – car il éclaire aussi bien le « présent » d’Ogami Ittô que son passé, ceci en jouant à ces deux niveaux de sa lutte contre le clan Yagyû ; en outre, il a fourni aux films Baby Cart deux thèmes passablement importants.


En effet, dans une longue mise en place, nous voyons les Yagyû comprendre comment Ogami Ittô communique avec ses employeurs pour décider de ses missions d’assassinat – en usant donc des « dochujins » du titre, des symboles plus ou moins cryptiques, hérités semble-t-il d’un traité sur l’art de la guerre. Cette compréhension change sans doute les modalités de la traque…


Mais, dans l’immédiat, le clan lance sur la piste de l’assassin un de ses meilleurs éléments, Yagyû Gunbei… Le motif est sans doute classique, de l’adversaire qui renchérit sans cesse sur sa compétence face à l’indomptable loup solitaire ; pourtant, le sentiment ici produit est assez différent, au-delà de l’issue du duel, car c’est pour nous l’occasion d’en apprendre davantage sur le passé de notre « héros », et les raisons de son conflit avec les Yagyû – Gunbei a en effet, par le passé, vaincu Ogami Ittô… et dans des circonstances particulières, qui fondent quelque part l’ensemble du récit.


Un épisode bref, mais important, donc – pour tout ce qui est sous-jacent au premier chef : ce n’est pas le duel qui compte, à proprement parler.


À noter, le dessin de Kojima Goseki est bien sûr toujours aussi brillant ; ici, il joue beaucoup de la pluie, avec une belle efficacité, une belle pertinence.


LA COLLINE DE L’EXÉCUTEUR


Nous repassons donc maintenant, avec « La Colline de l’exécuteur », à des épisodes de la taille devenue « canonique » depuis le tome 2, soit une soixantaine de pages – un format idéal : l’épisode précédent était réussi mais aussi passablement dense à cet égard. Même si, en fait de densité, le présent épisode s’avère lui aussi assez riche… mais aussi et surtout tendu : il y a quelque chose qui parcourt l’ensemble du récit, et qui fait froid dans le dos – sur une base sans doute assez classique, mais la variation est très réussie.


Nous avons donc affaire à une petite bande de six « chasseurs de primes », en fait des brigands ne valant pas mieux que leurs proies, et par ailleurs des crève-la-faim. Ils tombent par hasard sur Ogami Ittô, et comprennent bientôt de qui il s’agit. Des êtres sensés auraient aussitôt décidé de mettre un continent ou deux entre eux et le redoutable rônin, mais non, pas ces imbéciles… Ogami Ittô est riche ! Forcément ! C’est notoire, il touche 500 ryô pour chaque contrat ! Et si en plus ils ramènent sa tête aux Yagyû… Les imbéciles.


Ou pas ? C’est que le chef de la bande, un rônin lui aussi, a des raisons autrement personnelles et oppressantes de s’en prendre à l’assassin – des raisons qui nous ramènent à l’épisode « Le Chemin blanc entre les fleuves », dans le tome 3 (et au premier film de la saga Baby Cart, à savoir Le Sabre de la vengeance) : typiquement ce que je disais plus haut, d’une trame qui s’étoffe au-delà de la seule vendetta contre les Yagyû.


Et comment faire, alors, pour vaincre l’assassin ? S’en prendre, sans doute, à ce qu’il a de plus cher : Daigorô… La pire des idées, vous vous en doutez. Mais l’épisode est donc aussi l’occasion de broder sur la relation entre Ogami Ittô et son fils, avec la terrible froideur habituelle – mais aussi d’autres choses plus subtiles, qui ne se montrent pas toujours…


Et tout cela fournit donc un motif d’une tension admirable. L’épisode est relativement classique, sans doute, mais fonctionne très bien.


VENT NOIR


On passe à tout autre chose avec « Vent noir », un épisode très étrange, mais aussi très réussi – et riche là encore d’échos douloureux du passé, même au-delà des Yagyû là encore, qui permettent d’affiner le portrait d’Ogami Ittô, et sa figure peu ou prou paradoxale d’assassin impitoyable et pourtant de guerrier accordant de la valeur à l’honneur, rônin qui conserve un code, même en arpentant le meifumadô : en fait, la voie en elle-même est son code. Mais le traitement de ce possible paradoxe opère donc ici d’une manière heureusement inattendue.


Nous y découvrons Ogami Ittô en train de faire quelque chose de très improbable : travailler avec des paysannes dans une rizière. L’amabilité des femmes, leurs chants enjoués, ne dissimulent pas leur trouble : qu’un samouraï, même un rônin, travaille dans la rizière, à leurs côtés, c’est inouï ! En fait, c’est peut-être même plus que cela – à la limite de l’illégalité. Or il ne veut rien leur dire de ses motivations, et c’est forcément un peu suspect…


Le lecteur, du coup, subodore quelque stratagème – dans les quatre tomes précédents, l’assassin en a commis quelques-uns de non moins incongrus… Mais le lecteur se trompe.


Reste que cette situation « anormale » ne peut pas durer éternellement. Des samouraïs du coin voient Ogami Ittô (ils n’ont pas idée de son identité, eux non plus) travailler dans la rizière, et s’en offusquent : ne sait-il donc pas que tous les hommes valides ont été réquisitionnés pour les travaux de terrassement contre les crues ? Ce qui m’a ramené à Satsuma, l’honneur de ses samouraïs, de Hirata Hiroshi, mais en fait il n’y a pas forcément de lien…


Forcément, cela va déboucher sur un combat – mais, pour le coup, il est très secondaire, voire parfaitement insignifiant. Ce qui compte, c’est Ogami Ittô les pieds dans la rizière, les chants des femmes, les superstitions villageoises… Le grand pourquoi.


Un épisode absolument superbe, avec une ambiance extraordinaire. Une des deux meilleures surprises de ce cinquième tome décidément de bon aloi.


ASAEMON, LE COUPEUR DE TÊTES


On retourne à quelque chose de bien plus classique (et pour le coup bien moins marquant à mon sens, même si de qualité) avec l’épisode suivant, « Asaemon, le coupeur de têtes ». Ogami Ittô, l’ancien kogi kaishakunin du shôgun Tokugawa, y est confronté à un homme qui exerce (toujours) une fonction largement honorifique auprès dudit shôgun, pas si éloignée de la sienne : la tâche du troisième Yamada Asaemon, Yoshitsugu, est en effet de tester le tranchant du sabre du shôgun lors d’une cérémonie appelée o-tameshi – consistant en gros à découper le cadavre d’un prisonnier exécuté pour s’assurer de la perfection de la lame. Mais le bonhomme sait manier un sabre contre des hommes vivants… En fait, il est un des meilleurs bretteurs du Japon – il le sait, même si, quand on le questionne à ce propos, il ne doute pas de ce qu’Ogami Ittô est encore meilleur, et nulle fausse modestie dans tout ça.


Il n’en est pas moins chargé par ses maîtres de traquer l’assassin et de le vaincre en duel : peu sont ceux qui sont assez habiles au sabre pour vaincre Ogami Ittô, et le shôgunat en a plus qu’assez de la vendetta qui s’éternise : les Yagyû ne parviennent pas à abattre leur ennemi, et, plus le temps passe, plus les troubles s’accumulent ! Au point où la collusion du bakufu ne fait plus guère de doute, et la situation ne peut pas s’éterniser ainsi. Yamada Asaemon, homme d’honneur et vassal loyal, n’a pas le choix…


Mais les Yagyû sont toujours là, dans l’ombre – et voient dans cette sale affaire, qui témoigne toujours un peu plus qu’ils sont dans les ennuis jusqu’au coup depuis qu’ils ont précipité la chute du clan Ogami, l’occasion de faire d’une pierre deux coups : c’est que l’o-tameshi les attire au moins autant que le poste de kogi kaishakunin, pour lequel ils ont massacré la famille d’Ogami Ittô…


La trame est donc globalement assez classique – jusque dans le principe de confronter notre assassin à un guerrier exceptionnellement digne de lui, tant pour ses compétences martiales que pour sa loyauté et son sens de l’honneur.


Sur le plan du scénario, ce qu’il faut en retenir, c’est probablement surtout ce shôgunat qui s’impatiente, en remettant en cause la compétence des Yagyû – un motif développé dans les films de la saga Baby Cart, mais peut-être surtout, bizarrement, dans le sixième et dernier, Le Paradis blanc de l’enfer, ceci alors même qu’il s’agit du seul des six films à ne pas piocher ouvertement dans la BD Lone Wolf and Cub, et à ne pas avoir non plus été scénarisé par Koike Kazuo.


Mais le principal atout de l’épisode réside probablement dans le dessin de Kojima Goseki : la folle chevauchée de Yamada Asaemon à travers le Japon, largement muette, produit des planches de toute beauté.


LES FUSILS DE SAKAI


L’ultime épisode de ce cinquième volume, « Les Fusils de Sakai », est peut-être le plus déconcertant – plus encore que « Vent noir ». Mais c’est une incontestable réussite, et qui sera peut-être déterminante pour la suite des opérations – ceci notamment dans la mesure où cet épisode semble broder sur un aspect fondamental des films Baby Cart (surtout à partir du troisième, Dans la terre de l’ombre), et pourtant sur un ton très différent… et alors même que l’humour est ici de la partie, et je suppose que ça n’est tout de même pas tous les jours dans Lone Wolf and Cub, contrairement à Baby Cart !


Ogami Ittô se voit proposer un contrat pas forcément inhabituel en tant que tel : l’assassinat d’un maître arquebusier, d’un talent certes incomparable, mais au point où il étouffe le travail de ses pairs – qui, moins doués pour innover, aimeraient bien mettre la main sur ses secrets, or il n’est certes pas désireux de les partager...


La confrontation a lieu devant les disciples du maître arquebusier, alors même qu’il travaille sur sa dernière et plus miraculeuse invention : un système associant plusieurs arquebuses faisant feu en même temps, pour une capacité de destruction totalement inouïe. Le digne vieillard obtient de l’assassin un délai pour s’entretenir avec ses disciples, car il faudra bien que quelqu'un lui succède…


Et la scène est totalement folle – empruntant, tantôt au dialogue philosophique, tantôt presque au vaudeville, tant la sévérité nihiliste du génial inventeur l’incite à tendre des pièges à ses apprentis, au point de la paranoïa pure et simple de part et d’autre.


Derrière se profile pourtant un monde qui change. En fait, le Japon avait déjà changé à cet égard depuis quelque chose comme un siècle ou un siècle et demi, avec l’introduction des arquebuses dans l’archipel par les marchands portugais – je vous renvoie au chouette ouvrage La Découverte du Japon, et notamment au Teppôki ; l’arme s’était très vite diffusée, et Oda Nobunaga, notamment, en a fait l’usage que l’on sait. Le paradoxe de l’époque Edo, postérieur à cette diffusion, est peut-être d’avoir perpétué une anachronique tradition de dignes et stoïques sabreurs alors même que la guerre avait évolué sans eux ? Mais ces 250 ans de paix ont probablement retardé la prise de conscience à cet égard… Il y faudrait au moins les « vaisseaux noirs » du commodore Perry ! L’invention du maître arquebusier, pourtant, préfigure d’un futur de la guerre où les samouraïs n’auront plus leur place ; Ogami Ittô est assez lucide pour s’en rendre compte – et c’est contre la promesse d’hériter de l’invention, ou du moins de ses plans, qu’il a accordé un délai au savant fou. Mais cette arme présage donc des guerres ultérieures – dans son contexte, elle est à proprement parler ce que nous désignons parfois aujourd’hui du terme fort improbable d’ « arme de destruction massive »… Rôle jusqu'alors tenu par Ogami Ittô lui-même, et plus encore dans les films !


Et, ici, nous en sommes peut-être à un tournant de la série ? Mais où le parallèle avec les films Baby Cart s’impose : les armes à feu jouent un rôle important dans cette saga, tout spécialement à partir du troisième film, Dans la terre de l’ombre donc – avec son finale à la Django, où la daigorômobile s’avère une putain de mitrailleuse ; un motif sans cesse repris dans les films suivants (jusqu'à l’abus, et c’est peut dire, dans Le Paradis blanc de l’enfer). Or l’épisode « Les Fusils de Sakai » se conclut sur Ogami Ittô faisant bon usage des plans du maître arquebusier pour bricoler le landau de Daigorô… Ceci étant, la machine infernale de la BD n’est pas la très anachronique mitrailleuse des films ; mais difficile de ne pas faire le rapprochement, c’est certain.


Pourtant, le ton est très différent : si la paranoïa du maître arquebusier martyrisant ses pauvres (?) disciples a quelque chose de drôle, presque de bouffon, l’ambiance globale est autrement sérieuse, et les perspectives d’avenir des plus sombres – rien à voir, somme toute, avec les gadgets pop-cornesques des films : les massacres, dans la BD, font mal, ici comme ailleurs.


Il faudra donc voir ce que ça donnera par la suite, car je suppose que ce motif aura l’occasion de revenir…


TOUJOURS


Bilan très favorable pour ce cinquième tome – peut-être même meilleur, à vrai dire, que dans les deux précédents, pourtant très bons, dans la mesure où il n’y a pas vraiment ici de « déchet » : les épisodes « Les Dochujins » et « Asaemon, le coupeur de têtes », voire « La Colline de l’exécuteur », ne sont pas totalement exempts du risque bien naturel de succomber à la « formule », mais la richesse contextuelle et le dessin admirable des deux premiers cités font plus que les sauver, tandis que l’épisode opposant Ogami Ittô aux chasseurs de primes est d’une tension admirable – un vrai modèle, meilleur encore.


Mais « Vent noir » et « Les Fusils de Sakai » sont sans doute deux bons crans au-dessus – des épisodes inventifs, surprenants, cohérents pourtant, et d’une pertinence à toute épreuve, avec un fond solide et juste.


Oui, c’est toujours aussi bien ! Alors la suite un de ces jours, avec le tome 6…

Nébal
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le 2 déc. 2017

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