1986 : la révolution du comics
Paru de septembre 1986 à octobre 1987 en douze numéros, « Watchmen » d’Alan Moore et de Dave Gibbons a marqué des générations de lecteurs de comics et son influence persiste aujourd’hui. Considéré dès sa sortie comme un objet littéraire qui allait au-delà du genre de la bande-dessinée, le succès ne s’est jamais démenti.
Il faut dire que « Watchmen » a une vision des super-héros qui perdure aujourd’hui. Tous les choix scénaristiques dans les comics d’aujourd’hui ou leurs adaptations au cinéma portent l’héritage du milieu des années 1980 où le monde de la bande-dessinée américaine bascula dans une nouvelle ère. En février 1986, Frank Miller avait déjà amorcé ce changement avec le personnage de Batman chez DC Comics (« The Dark Knight Returns » puis « Batman, Year One »). Alan Moore poursuit quelques mois plus tard avec cette histoire originale qu’est « Watchmen ».
Dorénavant, les super-héros sont des êtres humains fragiles, parfois vieillissants, parfois sans pouvoirs, connaissant le doute, la dépression voire la folie (lisez « L’asile d’Arkham » de Grant Morrison et Dave McKean sorti en 1989, vous n’en sortirez pas indemnes !). Ils peuvent faire preuve d’égoïsme, ne plus vouloir sauver le monde et ruiner leur réputation dans la corruption. Au milieu des années 1980, Frank Miller et Alan Moore venaient finalement de mettre fin à un système binaire qui voyait l’affrontement perpétuel du bien contre le mal sans qu’aucun des protagonistes ne puisse faire autre chose que ce qu’on attendait d’eux.
« Watchmen » est une uchronie. La guerre du Viêt Nam fut remportée par les Etats-Unis, Richard Nixon est toujours président en 1985 tandis que la Guerre Froide est prête à se transformer en guerre nucléaire. Seule la présence du docteur Manhattan, être immortel qui a subi un accident nucléaire, parvient à stabiliser le conflit entre les deux grandes puissances.
Au dessin, Dave Gibbons maîtrise son sujet mais sans éclat. Le trait est parfois un peu trop carré, cela manque par endroits de détails et il n’est pas le meilleur pour faire vivre une ville comme New-York qui ressemble ici plus à des décors de cinéma en carton-pâte dont on verrait tous les défauts. Mon analogie avec le cinéma est volontaire puisqu’il faut bien lui reconnaître le talent de réaliser des cases qui ont l’apparence de plans ou d’enchaînements de plans cinématographiques. Mais il faut dire que ce que l’on retient surtout de « Watchmen », c’est son scénario.
Après son célèbre « V pour Vendetta » et quelques travaux pour DC (« Swamp Thing » notamment), Alan Moore signe le plus brillant de ses chefs d’œuvre. Le scénario de « Watchmen » est comme une pelote de laine dont il faudrait délicatement tirer le fil pour arriver à la fin splendide de l’histoire. Tout est pesé, tout est calculé, chaque personnage (et il y en a beaucoup) apporte à l’histoire, chaque phrase est un indice pour dénouer la complexité du scénario.
Car il faut bien dire que c’est parfois très difficile à suivre : nous, pauvres lecteurs, sommes noyés dans une galerie de personnages interminable, dans une intrigue à multiples tiroirs, sous un déluge de références (de Bob Dylan à Nietzsche !), dans un torrent d’innombrables réflexions historiques parfois imperceptibles quand le contexte géopolitique des années 1980 nous est inconnu. Il faudra attendre le dénouement progressif de l’histoire pour que la lumière emplisse nos esprits et qu’on se rende compte qu’on vient de lire quelque chose de grand, de très grand.
Si « Watchmen » a ses défauts (dont notamment un dessin qui a pris un petit coup de vieux), cela n’en reste pas moins une œuvre totale soumise à diverses interprétations qui vont au-delà de l’histoire racontée. Chaque lecture apporte son lot de découvertes et de surprises comme si « Watchmen » était un puits dont on chercherait, avec joie et patience, l’indétectable fond.