Zaza Bizar
7.5
Zaza Bizar

Roman graphique de Nadia Nakhle (2021)

Incontournable BD jeunesse 2021



Recommandation enthousiaste de mon collègue libraire en BD/Manga, me voilà plongée jusqu'au cœur dans cet atypique Bd, qui par moment m'évoque plus le roman graphique et assurément le journal intime, puisque s'en est un.



C'est le genre d’œuvre qui sert la cause des bandes dessinés, assurément, car c'est un sujet sensible traité avec une délicatesse, un sens esthétique et une profondeur qui nous fait ressentir ce que ça peut faire de ne pas avoir les mots. Au delà de tout le vocabulaire d’intervenant et de spécialistes sur les troubles langagiers, il y a des enfants pour qui ces termes ne sauraient mettre en lumière toute la complexité de leur situation et la détresse psychologique qui leur sont liés. Bien souvent, hélas, le premier défis n'est même pas d'ordre adaptatif, mais bien social: comment s'adapter dans un monde où les autres vous rejettent d’emblée et se moque de vous? Cette Bd met en relief une prise de vue intérieure, où les images ont souvent plus de pouvoir que les mots.



"Zaza" se nomme en réalité Éliza et parmi les nombreuses caractéristiques qui la définie, se trouve celle du trouble du langage DYS ( dysorthographie, dyslexie, dyspraxie, etc). C'est pour cette seule étiquette qu'est née "Zaza Bizarre" de la part de ses camarades de classe, qui trouvent sa façon de parler étrange. Son professeur la trouve pour sa part lunatique, ayant , je cite, "de graves problèmes de comportement", en voulant parler de son manque d'attention, d'application et de participation. Incapable de faire valoir autant sa grande imagination que son mal être de plus en plus présent, la jeune fille se referme dans ce monde onirique qu'est le sien. Un monde peuplé d'étoiles, d'araignée amicale, de lettres sans significations et de beauté. Bientôt, elle ne parle plus du tout. Si le monde des adultes autour d'elle s’inquiète, Éliza semble de plus en plus emporté dans ses rêveries. Mais une orthophoniste peu conventionnelle et un jeune garçon aux lunettes rondes, pourraient devenir les ponts entre son besoin d'exister et de s'accomplir avec ce monde remplit de défis. Des défis surmontables, cela dit, pour un peu qu'on lui en donne les moyens.



Le monde de l'intervention moderne reconnait maintenant que les solutions passent par les deux côtés: la personne concernée et les acteurs sociaux autour de celle-ci. Les vieilles méthodes passaient plutôt par une stigmatisation systémique de la différence et que la seule solution était que la personne différente apprennent à s'adapter au monde. Maintenant, on comprend que c'est aussi à environnement de la personne à se montrer adaptable. On ne peut pas espérer d'une personne en situation de défis à tout faire seule. Comment le pourrait-on, si sa perception du monde est différente?



Comme il est toujours aussi émotif de croiser des personnages qui font écho à ces enfants ayant des défis. Sans doute parce que ce sera toujours un sujet d'actualité. Ici, nous avons une enfant qui a de très belles forces, mais qui hélas, ne semble devenir qu'une seule étiquette, celle de son trouble de langage. La communication étant déjà ardue pour les neurotypiques, que penser alors du défis majeur que cela peut représenter pour les minorités neurodivergentes?



Dans ce roman graphique, nous sommes "à L'intérieur" d'Éliza. Notre perception du monde se fait à travers ses yeux et ses mots. Des mots truffés de fautes, de phonétique, de ratures et de corrections. Un texte à l'image de sa narratrice. Elle nous présente un monde intolérant et surtout ignorant. Au début, elle ne semble pas avoir de diagnostic, il arrivera plus tard, avec la brochette de termes techniques qui nous ont fait connaitre l'acronyme "DYS". Nous avons donc au début un jeune fille dont les camarades de moquent sans savoir que son étrange parler est le résultat d'un cerveau configuré autrement. Pire, même son professeur interprète son attitude lunatique et peu entreprenante sur le dos d'un problème d'ordre comportemental. Éliza est donc, un mot, totalement incomprise.



Elle fuit. Elle a une grande force créatrice qui le lui permet, d'ailleurs. Une force que personne ne semble avoir vue, encore moins perçue comme une force ou même une voie par laquelle l'aider à s'adapter. Ce monde devient son refuge, sa façon de rester forte dans le monde réel, de se sentir en contrôle et de vivre du positif. Ce sont là les grandes forces qu'on peut associer à l'imagination. Le soucis, c'est que cette fuite croit, au point où Éliza fuit la réalité. Quand l'imagination remplace le réel, il y a lieu d'être inquiet, car la fuite ne résout aucuns problèmes. Heureusement, deux personnes phares vont émerger des personnages.



La première est une orthophoniste, la spécialiste du langage. Présentée comme une femme mystérieuse dont le regard perçant et la nature sage lui donne l'air d'une chouette. Les plumes, les ailes et le blanc sont des éléments graphiques qui reviennent avec ce personnage. Cette femme présente d'emblée à Éliza une vérité toute simple: tu peux trouver tes mots. Pas forcément "les mots que tout le monde emploie", mais bien "sa façon à elle de communiquer". J'ai adoré la présence de cette nuance, bien moins anxiogène que de vouloir conformer Éliza aux normes des neurotypiques. Bien moins inatteignable, également, aux yeux d'une enfant qui ne parle carrément plus. La dame propose une méthode par renforcement positif, la meilleure qu'on puisse employer, car elle récompense chaque petit effort et renforce l'impression de progresser. L'important, c,est d'avoir une méthode adapté au rythme et aux besoins de la personne et en cela, la dame-chouette l'a mit en évidence. Ainsi, pour chaque petite boite ouverte à chacune des sessions, il y a un mot de gagné. C'est au sein de l'histoire, le symbole de la progression d'Éliza. Elle remettra d'ailleurs à la jeune fille une ultime boite , à la fin de son parcours en orthophonie, qui est vide. Éliza aura donc à loisir la possibilité de remplir cette boite de mots nouveaux et ce, à son rythme.



Le second personnage phare est un jeune garçon, victime également des moqueries des camarades de classe du même groupe qu'Éliza. Il est visiblement très myope, ce qui se traduit par le port de grosses lunettes. Comme c,est souvent le cas, la différence rassemble face à l'adversité et développe l'empathie. Éliza et Simon partagent même un intérêt, celui des étoiles et des planètes. Leur attrait pour le ciel leur donne l'occasion d'avoir pleins de conversations. Le garçon ne semble pas gêné par le langage d'Éliza, sans doute parce qu'il arrive à décoder. Tout ce que dit Éliza n,est pas complètement mauvais non plus, il fait dire. On ne le dira jamais assez, l'amitié est central dans la sphère relationnelle des individus. Les amis sont des alliés, des gens qui nous prennent tels que nous sommes, sans vouloir nous changer, mais paradoxalement, nous font changer. Éliza prend en confiance et en assurance, elle parle plus et parvient même, vers la fin, à faire de l'ignorance intentionnelle envers les gens moqueurs.



Dans cette histoire, je remarque que les parents sont très peu présents. Graphiquement, on ne voit pratiquement jamais leur tête, mais leur corps, surtout leurs jambes. Ils acquiescent aux constats du professeur et ne se montrent pas spécialement solidaire de leur fille. C'est un peu déplorable, mais en même temps, cela traduit peut-être l'énorme impuissance de certains parents face à une situation qu'ils comprennent à peine.



Je ne peux pas passer sous silence "Arianée" l'araignée. Sorte d'ami imaginaire, elle est une source d'appuis et de réconfort. L'état de ce personnage n'est pas toujours clair: est-ce une vraie araignée ou pas tout-à-fait plus? J'ai envie de dire que la réponse ne m'intéresse pas, au fond. Dans l'imaginaire, on peut bien faire ce qu'on veut. Le roman graphique semble souvent naviguer entre réalité et imaginaire, justement, à l'instar d'Arianée. Bref, ce personnage met en relief la solitude de la jeune fille, qui a besoin, comme tout le monde, d'une oreille attentive et non-jugeante. Dans le monde qu,elle s'est bâtie, Éliza parle normalement et son amie lui apporte la compréhension, l'écoute et le réconfort qui lui manquent. Mais à terme, cela ne compense aucunement de vrais liens affectifs. La disparition de ce personnage à la fin, marque justement cette rupture: Éliza a un réseau social sain et actif, elle n,a plus besoin d'Arianée. Éliza a évolué et mûri.



Le graphisme, parlons-en! Il est puissant, je ne vois pas d'autre mot. Ici, les symboles abondent, la poésie est partout. On peut aussi bien trouver des messages et des indications dans le texte que dans les illustrations. Je n'avais jamais vu de bédéiste employer autant de force dans la façon de rendre les illustrations "parlantes". Les lettres et les mots aussi sont remaniées et souvent traités comme des entités propres. Logique, dirions-nous, pour une enfant qui ne leur voit pas la même utilité. Ici, les lettres deviennent des dessins, un peu comme les alphabètes exotiques qui ne trouvent pas sens à nos yeux francophiles. Il y a en outre une palette restreinte en terme de couleurs, mais pas en terme de nuances. Globalement bleue-violette, grise, blanche et noire, la palette est froide. Mais il y a quelque chose de "chaud" dans la façon de l'utiliser, c,est assez déconcertant. Et le tout est doux, sans doute aidé par les contours souples et les nombreuses abstractions ou motifs qui garnissent les fonds comme les premiers plans. Parfois, on sent graviter avec Éliza, perdue sans ses chimères. Je remarque aussi que les personnages, un peu comme dans les mangas, change de "coup de plume". Parfois, c'est un tracé net, le visage a des détails, les textures sont visibles, alors que d'autre, les contours épaississent, s'obscurcissent, les yeux se rétrécissant à deux billes noires. Cela rejoint la tangente du graphisme à transiter entre deux états, celui du monde réel et celui d'Éliza. Je trouve très apaisant le travail des dégradés, dont je flaire l'aquarelle. L'autrice nous fait assurément voyager et sort des codes conventionnels que je vois en BD. Le roman graphique a d'ailleurs plus de latitude créatrice sans la présence des cases et des bulles.



Le roman graphique évolue au même titre que son personnage principal, tant au niveau du texte, qui devient de plus en plus clair, moins fautif, plus "normal". Éliza a d'ailleurs vieillit durant l'histoire, elle devient une jeune ado à la fin. La question temporelle est donc importante, car elle met en relief le chemin parcouru et la durée d'un parcours en orthophonie, qui peut être long. Travailler un trouble DYS requiert beaucoup de travail, ce n,est pas une mince affaire. Raison de plus de se montrer empathique et patients à l'endroit de ces personnes.



J'ai rarement vu le sujet des troubles de langage aussi important en littérature jeunesse. Quelques histoires avec des personnages aux prises avec un trouble de bégaiement ou de dyslexie, mais quelque chose d'aussi imposante que la situation d'Éliza, jamais. Vaut mieux tard que jamais! Et c'est magnifiquement rendu. Je ne crois pas qu'on peut rester insensible en terminant cette œuvre, qui donne même un surplus de crédit au monde injustement sous-estimé de la BD, du roman graphique et du manga. C'est assurément un détour à faire que cette BD aussi jolie que pertinente. J'espère également que cela contribuera aux jeunes lecteurs à mieux comprendre la nature des troubles de langage et des enjeux qui leur sont liés À terme, j'espère que cela changera le regard qu'ils portent sur la différence. Pour les enfants qui vivent avec des troubles DYS, j,espère que cela leur fera plaisir de se voir enfin représenté en littérature jeunesse et pas que dans un documentaire sur les handicap, pour une fois.



Pour un lectorat du troisième cycle primaire, 10-12 ans.

Créée

le 13 nov. 2022

Critique lue 34 fois

Shaynning

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