Alt-Life
7.2
Alt-Life

BD (divers) de Thomas Cadène et Joseph Falzon (2018)

On m'a dit : « lis-la », alors je l'ai lue.


Je suis comme ça moi. Je fais confiance aux gens qui me connaissent et je me dis que s'ils me présentent la chose ainsi, sans en dire davantage, c'est qu'il ne faut pas que j'en sache plus.


Avec le recul, je me souviens maintenant mieux des circonstances dans lesquelles ces mots m'avaient été prononcés.
Un pote vivant bien loin passait par chez moi et devait récupérer cette Alt-Life d'une autre pote qui lui avait empruntée de longue date et qui me l'avait confiée.
Je me souviens que lorsque j'en avais vu la couverture, j'avais été intrigué et – presque mécaniquement – j'avais demandé si c'était bien.
Et ce fut là qu'on m'avait simplement répondu, après un petit silence de réflexion
: « lis-la. »
Avec le recul je me souviens qu'il y avait du doute autant que des certitudes dans ce « lis-la », mais aussi une pointe de curiosité.
Mon pote me connaissait bien : il savait que ça ne me laisserait pas indifférent. Il savait qu'il ne valait mieux pas trop m'en dire.
Il ne voulait sûrement pas altérer le choc.


Parce qu'en effet, ce serait sûrement la première chose que je retiendrais de cette Alt-Life : un choc.
Un choc visuel pour commencer. Un choc de style.
La couverture a beau donner un avant-goût qu'ouvrir l'ouvrage interpelle sur le style adopté ici par Joseph Falzon.
C'est très épuré.
Lignes claires. Colorisation réduite à quelques aplats. Composition neutre avec des personnages cadrés en pied et avec un angle plat.
Découpage de la séquence relevant presque du storyboarding pour ne pas dire du fascicule d'instruction.
C'est très dépouillé. Tellement dépouillé d'ailleurs que j'ai trouvé ça...
...bah moche en fait.


Alors oui – autant être honnête avec vous – j'ai vraiment trouvé les premières pages de cet Alt-Life plutôt légères.
Je veux bien que les auteurs tentent des trucs et expérimentent des styles singuliers, mais à un moment donné je ne peux m'empêcher de voir dans certaines formes d'épure un petit côté mal branlé, fait à l'arrache, sans réelle impression de technicité.


Enfin quand même ! Dans les premières pages, on nous représente par exemple un personnage qui doit s'enfiler dans une grande couverture ce qui – visuellement parlant – se traduit juste par un cercle imparfait et deux couleurs : rouge et blanc pour distinguer la couverture du décor.
Pris isolément, sans texte ni déroulé de la séquence, impossible de savoir ce que représente cette vignette.
Et puis voilà quoi, c'est juste un cercle à la con en vrai !
...Autant dire que ça partait mal le concernant.


Malgré tout, ce serait aussi vous mentir que de vous dire que le style choisi ici serait pour autant inopérant.
Cette manière de dessiner les visages et les expressions effarées presque à la manière des figures de Roy Lichtenstein ; cette façon de mobiliser un imaginaire de science-fiction très années 60 à base de gens à poil et d'esthétique « ball chair », ainsi que cette idée d'expérience scientifique à base d'expérimentation sensorielle ; tout ça a un petit côté pop-art que l'auteur a manifestement voulu réinvestir à sa façon...
...Et il faut avouer qu'à la longue ça finit par trouver une certaine pertinence.


Il faut dire que sitôt l'intrigue se déroule-t-elle que celle-ci révèle tout l'esprit qui semble animer cette B.D.
Par son scénario, Thomas Cadène ancre cet Alt-Life dans une culture baba-cool pleinement affichée, à base d'émancipation du corps, d'expériences psychédéliques décomplexées et de sexe sans entrave.
Le côté kitsch est par ailleurs totalement assumé : quand tu appelles tes deux jeunes personnages principaux René et Josiane, difficile de cacher tes intentions.
En découle d'ailleurs rapidement un aspect léger et farcesque – à la limite de la B.D. pornochic vintage – qui présente au moins le mérite de nous
préparer à une expérience de lecture fluide et décontractée...
...Ce qui – et je dois bien l'avouer – s'avère être à la longue un joli piège.


Parce qu'en effet, plus l'intrigue avance et plus celle-ci questionne sa propre vanité pour ne pas dire ses propres limites.
Car dessiner des partouzes à tour de bras ça va le temps de quelques pages, mais après sa pose forcément la question de l' « à quoi bon »...
...Et c'est justement ce vers quoi finissent par converger René et Josiane. Car une fois les entraves des limites matérielles posées se pose inévitablement la question de la finalité de l'existence.
Parce qu'au bout du compte, est-ce que se livrer au sexe en permanence ne serait pas au fond une autre façon de rester entravé par sa condition matérielle ?


Constater la propre pauvreté de ces fantasmes – voire les singularités du fonctionnement de leurs mécaniques de jouissance – conduit nécessairement les protagonistes à une forme d'introspection et de questionnement sur leurs propres déterminismes.
Très rapidement René et Josiane deviennent-ils des individus amenés à revoir leurs désirs, leurs créations, leur perspectives...
...Et c'est clairement dans cette optique là que le style si particulier de Joseph Falzon m'est revenu à la figure, avec toutes ses formes comme toutes ses faiblesses.


Forces d'abord, parce qu'en définitive, tout le propos de cet Alt-Life tient dans l'exploration et l'observation d'un fantasme factice et entravé qui, bien plus que libérateur, ne fait que trahir une certaine immaturité dans l'approche que se fait cette humanité là de sa propre nature.
Mais faiblesse malgré tout parce que sitôt le scénario conduit-il ses personnages à dépasser leur condition et raisonnement initiaux que le style ne suit pas pour autant. Cela reste assez limité. Au point de se demander régulièrement si cette limite n'est pas involontaire.


Au final, c'est peut-être la remarque d'une connaissance (qui se reconnaîtra certainement) qui résumerait sûrement au mieux mon ressenti. Et cette remarque elle tient en une phrase : « on me dira ce qu'on voudra, mais n'empêche que les gueules sont quand même souvent dessinées de traviole. »


Cette phrase elle m'amuse autant qu'elle m'interpelle.
Elle m'amuse parce que – bien évidemment – elle a été dite sur le ton de la boutade. Mais je la trouve néanmoins interpellante parce qu'elle dit quand même quelque-chose de cette B.D. et de comment je l'ai ressentie.
Oui Alt-Life est une expérience de lecture intéressante et enrichissante, à n'en pas douter.
Elle constituerait d'ailleurs presque une réponse au récent Carbone et Silicium de Matthieu Bablet.
Elle constituerait presque une approche purement théorique et idéelle quand l'oeuvre de Bablet entend de son côté rester ancrer une lecture matérialiste et pratique de ce qu'ouvre comme perspective l'univers de l'humanité artificielle.
Seulement là où Alt-Life pique un peu dans sa proposition, c'est qu'elle présente un aspect un peu brouillon et peu finie.


Alors certes, il existe des suites à ce premier album, ce qui peut faire que « ceci explique cela »... Seulement le fait est que ce que j'ai lu dans cet Alt-Life ne me donne pas envie d'aller au-delà. Parce qu'au bout du compte, même au niveau du scénario ça donne un peu l'impression d'un « on me dira ce qu'on voudra, mais tout ça est un peu fait de traviole. »


Donc oui, Alt-Life restera pour moi une belle expérience de B.D...
...Mais pas suffisamment à mes yeux pour pleinement vous la recommander.

Créée

le 28 avr. 2023

Critique lue 54 fois

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