C’est avec un soin remarquable que Simon Rocca (pseudonyme de scénariste du dessinateur Georges Ramaïoli) s’est attelé à cette série de quinze volumes centrée sur La Guerre des Gaules (58-51 avant Jésus-Christ). Cette guerre, hyperconnue des générations antérieures de lecteurs qui apprenaient le latin au Lycée (le récit par Jules César de cette guerre, écrit dans un langage limpide, et d’une logique concrète toute militaire, se prêtait à nombre de versions latines de niveau élémentaire), n’est plus détectable dans la culture des jeunes lecteurs d’aujourd’hui. Peut-être en reste-t-il de menues bribes, grâce à Astérix, et encore cette dernière série commence-t-elle à laisser paraître son âge.

Il y a donc, dans cette série, deux narrations superposées :

• ce que l’on sait aujourd’hui des événements réels de la Guerre des Gaules (revue et corrigée par les historiens et les archéologues, car César s’est forgé une belle réputation de déformation de la vérité historique à des fins de propagande personnelle),
• et la trame romanesque : une adolescente, puis jeune femme gauloise (l’action se déroule sur sept ans, donc l’héroïne, Ambre, passe de 14 à 21 ans), au caractère bien trempé, qui prend le parti de défendre ses « compatriotes » (mot fort suspect pour l’époque) contre l’invasion romaine et les ambitions de César. Bien entendu, Ambre est une splendide rousse, vierge (au départ, mais ça va vite s’arranger), et ne crachant pas sur les choses de l’amour, ce qui lui permet de se retrouver dans les bras et/ou dans les fantasmes de plusieurs costauds, agressifs ou prévenants, qui donnent au lecteur une idée de la diversité des cultures et des peuples qui se côtoyaient dans le monde romain du Ier siècle avant Jésus-Christ.

Quant à l’évocation du monde romain de cette époque, Rocca met le paquet, au prix de quelques passages surchargés :

• la mise en scène des principaux protagonistes et des enjeux politiques : Bibulus, collègue de Jules César au Consulat, qui entreprenait d’annuler le lendemain les décisions prises par César la veille (planche 1) ; Crassus le millionnaire, formant le premier triumvirat avec ses deux collègues César et Pompée (planches 4 à 15), chacun des trois ayant des ambitions différentes, et surveillant les succès des deux autres.
• l’héroïne, Ambre, est commodément présentée comme cultivée (sachant même des choses que seuls les historiens des siècles les plus récents ont réussi à mettre en lumière, ce qui atténue quelque peu la crédibilité du personnage – voir « Brennus », planche 9), et cela permet de beaux passages de défense et illustration de la culture « gauloise », pardon, « celte » (planches 6 et 7). La prise de position anti-impérialiste de cette fille contre les Romains ne pouvait que plaire au dessinateur Mitton. On appréciera que cette Gauloise attrayante manie avec ferveur l’imparfait du subjonctif (planche 36), coutume à laquelle ont renoncé bien des dialoguistes, sauf pour s’en gausser bêtement, afin de suivre la crétinisation galopante de leur public.
• la surcharge apparaît nettement dans les planches 8 et 9, malgré une mise en page habile de vignettes narratives autour du visage de Pompée et d’Ambre : Pompée entreprend de raconter le sac de Rome par les Gaulois de « Brennus » (IVe siècle avant Jésus-Christ), et donc l’anecdote des oies du Capitole qui va avec, afin d’introduire la célèbre formule « Vae Victis ! » (« Malheur aux vaincus ! ») qui donne tout de même leur titre courant aux quinze volumes.
• autre surcharge : entre les planches 42 et 45, Ambre nous récite quasiment textuellement « La Guerre des Gaules » de César, Livre I, chapitres 2 à 10. Transformée en prof d’histoire, Ambre s’éloigne de son rôle de petite esclave qu’on culbute ici et là.

Les personnages, assez bien typés, annoncent quelle sera la tonalité de leur place dans l’intrigue : Pompée fait tout de même davantage joueur de rugby expéditif que ce que les bustes censés le représenter nous suggèrent. En revanche, Crassus, censé avoir 56 ans à l’époque, n’a rien du visage carré, de la mâchoire crispée et de l’expression farouche suggérée par les bustes. C’est déjà un vieillard blanchi et chauve, au visage lourd et empâté, assez fatigué pour se montrer poussif même au cœur d’une orgie où abondent les petits culs affriolants des deux sexes. César, mieux loti, a déjà sa calvitie rendue célèbre par Suétone, et se montre fort dépensier de l’argent qu’il emprunte à d’autres, pour servir ses ambitions. Mais la raideur de ses expressions ne fait pas pressentir d’autres traits de caractère pourtant attesté : sa générosité, sa largeur d’esprit, sa clémence. Il ne faut pas oublier qu’il joue un rôle de méchant pendant quinze volumes. Cicéron (planche 2) n’a pas sur le nez le pois chiche auquel il doit son surnom. Caton d’Utique (planche 2), bien qu’âgé de 36 ans dans la réalité, est présenté comme un vieillard desséché et souffreteux.

Sur le plan dramatique, Rocca équilibre les rencontres fâcheuses et salutaires pour Ambre ; parmi ces dernières, on retiendra le beau Grec Milon (quel nez de statue, planche 19 !), médecin, gentil et plutôt poète ; Cloduar, une sorte de Porthos gaulois blond et malchanceux (planche 28) ; Garak, le joyeux brigand, sexy avec ça (planche 34). La fin de l’album présente la mise en marche des Helvètes vers le territoire des Allobroges et des Eduens, tandis que les Suèves (Germains) d’Arioviste ont le projet de bousculer tout ce beau monde, justifiant ainsi l’intervention de César, qui piaffe d’impatience.

On comprend que Jean-Yves Mitton, dont le trait, d’un réalisme somptueux hyper-lisible, et friand de vraisemblance historique (au moins dans l’iconographie), ait accepté de procurer des dessins d’un détail minutieux et adaptés à l’époque de l’action : planche 1, l’image pleine page qui sert de toile de fond aux différentes vignettes représente le Capitole (dans son état de l’époque, donc, inutile de chercher le Temple d’Auguste derrière le triangle caractéristique du Vélabre), et, à gauche, le quartier du Trastevere. Planche 3, un superbe atrium dallé donnant sur l’extérieur, avec un impluvium qui attire les pigeons. Planche 4, joli décor un peu rococo de la maison de Crassus, avec ce qu’il faut de baroque pour évoquer le festin de Trimalcion, rendu illustre par Pétrone. Planche 15, les auteurs ont visiblement situé la villa de Crassus du côté du Trastevere, probablement du côté de ce qui sera les jardins de Marc Antoine, et du Janicule ; car, si Ambre traverse le Tibre, c’est bien de là qu’elle a le choix entre le Pont Aemilius et le Pont Sublicius, qui ouvre u itinéraire vers le Vélabre, et, assez nettement plus loin, vers Suburre. Planche 20, belle reconstitution de la Porte Colline (sortie Nord-Est de Rome vers la Via Nomentana). Planche 24, intéressant intérieur d’une tombe étrusque, où les auteurs ont placé un fac-similé du sarcophage des époux de Cerveteri. Planche 25, remarquable couleurs des boucliers des légionnaires, et détails appréciables des armures romaines (planches 26, 44-45).

Mitton a besoin de son oxygène accoutumé : les formes irrésistibles des filles nues, et les petits sexes qui se baladent avec moins de complexes que de nos jours. Le banquet de Crassus (planches 4 à 15), qui donne son titre à l’album, lui offre de belles occasions de restituer une orgie romaine – somme toute modérée – avec plein de petits garçons et de petites filles avec ou sans jupette, dans une atmosphère où on se fout pas mal d’identifier le sexe de son partenaire. Le massacre de chez Didius (planche 13) ressemble pas mal à une partouze, avec son enchevêtrement de cuisses nues. Et Milon expose sa complète nudité pour invoquer les fulgurants Lucumons (planches 22 et 23).

On ne saurait oublier le rôle de la coloriste, Brigitte Findakly, dont les couleurs lumineuses présentent entre elles des contrastes plus accentués que dans d’autres séries dessinées par Mitton, ce qui souligne de manière dramatique les ombres.

Un travail excellent de la part des auteurs.
khorsabad
9
Écrit par

Créée

le 27 oct. 2014

Critique lue 452 fois

1 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 452 fois

1

D'autres avis sur Ambre, le Banquet de Crassus - Vae Victis!, tome 1

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14