La magie en lieu et place des armes conventionnelles en 14-18

Il s'agit d'une histoire en 1 seul tome, indépendante de toute autre. Ce recueil comprend les épisodes 1 à 6, ainsi que les 8 pages de prologue, initialement parus en 2003/2004, écrits par Kurt Busiek, dessinés par Carlos Pacheco, encrés par Jesus Merino, avec une mise en couleurs d'Alex Sinclair.


Dans cette histoire, la magie est bien réelle, ainsi que des créatures surnaturelles et féériques. En 1914, à Paris en Galie, les recherches se poursuivent à l'école Expérimentale de Magie (fondée en 1911) pour concevoir une arme magique nouvelle qui serait décisive sur les champs de bataille et permettrait de remporter la grande guerre. Pendant ce temps-là, Fletcher Arrowsmith et son pote Jonathan Kerry s'adonnent à la pêche sur les bords du lac Érié. En 1915, près de Compiègne, un bataillon français est exterminé dans les tranchées, par des créatures des flammes. En avril 1915, des vétérans américains font une halte à Herbertsville dans le Connecticut, sous l'œil admiratif de Fletcher et Jonathan.


Le soir, Fletcher évoque la guerre avec Rocky (une créature de roche), ayant lui-même effectué un temps dans l'armée et s'étant battu sur le front européen. La décision de Fletcher est prise : contre l'avis de ses parents, il va s'engager dans l'armée pour devenir un soldat maniant la magie et intégrer le corps de l'Aéro. Il fugue avec Jonathan Kerry. Ils rejoignent New York, et commencent leur entraînement. 3 mois plus tard, ils sont à bord d'un navire en bois propulsé par la magie, pour franchir l'océan Atlantique et aller combattre en Europe.


L'introduction de 8 pages est intrigante, avec cette reconstitution de Paris assez réaliste (sauf pour les poutrelles de la Tour Eiffel, mais très belle image de l'École Militaire), cette magie asservie aux humains et à l'armée, et cette image finale semblant montrer Tom Sawyer en train de pêcher. Le début du premier épisode confirme cette excellente impression, avec des tranchées à Compiègne qui transcrivent bien la pénibilité endurée par les soldats (avec des dialogues en français sans faute, grâce à l'aide de Thierry Mornet), l'arrivée magnifique des engagés du Corps Aéro, et l'ambiance campagnarde d'Herbertsville. Le lecteur voit des personnages très détaillés, dans des environnements pleinement réalisés, ce qui lui permet de se projeter dans ce récit.


Carlos Pacheco et Jesus Merino effectuent un travail très impressionnant pour donner corps et consistance à cette histoire étonnante. Tout du long, le lecteur peut apprécier la qualité du travail de recherche effectué par l'artiste. Cela commence par l'authenticité des uniformes des soldats français et américains pendant la guerre de 14-18. Il n'a pas pris le prétexte d'un corps d'armée fictif (corps aéro) pour inventer de toute pièce de nouveaux uniformes, il a au contraire repris les uniformes existants (portés par exemple par les soldats lors des séquences dans les tranchées) pour les adapter pour ces soldats maniant la magie. La reconstitution de Paris en impose par sa qualité, ainsi que les détails de la ville d'Herbertsville ou celle d'Hölbruck, avec une ou deux scènes aériennes à couper le souffle, et un sens du détail épatant, servi par un encrage fin et minutieux conservant une lisibilité totale. Pacheco et Merino ont apporté le même soin à concevoir des personnages, d'apparence et de morphologie différentes, des tenues vestimentaires variées et adaptées pour les civils. Alex Sinclair réalise une mise en couleurs d'orfèvre, parfois peut-être un peu vive, mais rien de gênant.


Le lecteur apprécie ces dessins de grande qualité descriptive tout en restant vivant, avec une densité d'informations visuelles qui fait exister chaque scène, chaque endroit, chaque personnage. Cette approche très concrète des dessins donne une touche pragmatique, presqu'ordinaire aux personnages et ce qu'ils vivent. Finalement ce n'est que l'histoire d'un jeune homme qui s'engage par conviction dans l'armée pour combattre le mal incarné par l'ennemi. C'est ce que voit le lecteur : Fletcher sûr de sa conviction, son pote tout aussi décidé, le sergent instructeur, les uniformes militaires, les morts sur les champs de bataille, la banalité d'une ambulance d'un baraquement, etc. C'est vrai qu'il voit aussi le chef militaire des ennemis sous la forme de l'Empereur de Sang, une façon de le diaboliser. Il voit aussi les dragonnets comme animal familier des soldats, une créature de roc, des monstres divers, des énergies lumineuses. Pacheco, Merino et Sinclair intègrent ses éléments de manière naturelle aux restes des éléments normaux du dessin, montrant l'habitude dépourvue d'étonnement des personnages devant ces manifestations magiques. Le scénariste prend soin également d'évoquer les évolutions concrètes et pragmatiques pour incorporer cette dimension surnaturelle, comme les chausses en peau de dragon des soldats.


En prenant un peu de recul, le lecteur constate que Kurt Busiek a repris la trame de la guerre de 14-18, en substituant quelques noms de pays à des noms plus rustiques pour sous-entendre un déroulant de l'histoire différent, moins basé sur la science. Au final, il n'a fait que substituer la magie aux armements technologiques, des bombes aux salamandres en lieu et place de produits chimiques, un gaz habité par des spectre en lieu et place du gaz moutarde, des soldats capables de vol autonome en lieu et place de d'une aviation débutante. Oui, ce n'est que ça, mais réalisé avec une sensibilité narrative exceptionnelle. Le lecteur venu pour un récit de divertissement en aura largement pour son argent. Les auteurs lui donnent à voir des scènes spectaculaires : le navire se déplaçant à grande vitesse à quelques centimètres au-dessus des flots, le premier vol autonome au-dessus des champs cultivés, la relation entre Fletcher et son dragonnet, les formations adoptées par les soldats du Corps Aéro pendant l'attaque, les morts des soldats, les destructions occasionnées par les armes magiques, etc.


L'idée d'utiliser la magie en lieu et place des armes conventionnelles de l'époque constitue une excellente idée, exécutée avec minutie d'un point de vue graphique, et avec mesure d'un point de vue narratif. Les créateurs ont su trouver un équilibre parfait entre la dimension divertissante et spectaculaire de la magie, et son utilisation prosaïque et rationnelle dans le cadre du conflit. Cette qualité enchanteresse libère toute sa saveur dès le départ car elle est perçue au travers des impressions du jeune Fletcher Arrowsmith, émerveillé par les soldats du Corps Aéro, et admiratif sans être blasé. Comme à son habitude, Kurt Busiek fait exister ses personnages, avec une grande sensibilité. Fletcher et Jonathan, même Mitchell, ne sont pas des individus naïfs en pamoison devant les valeureux soldats. Ils sont des jeunes gens côtoyant de près ces professionnels pour la première fois. Ils ne sont ni altruistes, ni aveuglés. Il existe des dissensions entre eux, des rivalités pas toujours très chevaleresques, des ambitions, des espoirs, des doutes. Même la relation romantique entre Fletcher et Grace Hilliard n'a rien de neuneu. Le scénariste établit qu'il s'agit de 2 individus d'origine sociale différente, ce qui ne les empêche pas de pouvoir s'apprécier, mais ce qui induit quelques tensions inconscientes.


Le lecteur suit donc la brève période de formation de Fletcher Arrowsmith, son voyage vers le front, ses premiers combats. Il partage sa joie de pouvoir maîtriser le vol autonome dans tout ce qu'il peut y avoir de grisant. Il frémit avec lui quand il découvre l'horreur des cadavres sur les champs de bataille. Le lecteur jeune d'esprit est enchanté par la beauté et les capacités de la magie. Le lecteur plus âgé apprécie également la justesse du comportement et des réactions des personnages. Il voit aussi la prise de conscience progressive de Fletcher Arrowsmith quant aux réalités de la guerre. Kurt Busiek ne s'est pas contenté d'imaginer un point de départ original (remplacer les armes conventionnelles par de la magie), de créer des personnages attachants, de faire exister ces personnages au travers de leurs dialogues et des lettres qu'écrit Fletcher, il parle aussi des réalités d'une guerre.


Dans un premier temps, le lecteur se dit que le thème de la guerre va être traité de manière basique, juste dans le but de montrer les bons contre les méchants (l'apparence monstrueuse de l'Empereur de Sang). Plus le récit progresse, plus Fletcher Arrowsmith participe aux combats, plus cette réalité se dévoile. Cela commence bien sûr par la première mort au combat dans l'escadrille dont fait partie Arrowsmith : idiote et arbitraire, totalement occasionnée par les circonstances, indépendante des qualités militaires du soldat. Comme dans les meilleurs récits de guerre, Fletcher se trouve confronté à l'absurdité des morts de civils ou de militaires, à leur inutilité, au fait que dans les 2 camps, il s'agit d'abord d'êtres humains, qu'il n'y a pas de guerre propre, qu'il n'y a pas d'armes qui distinguent entre civils et militaires.


Alors que la couverture laisse supposer qu'il s'agit d'un récit inoffensif montrant de valeureux soldats triompher d'un cruel ennemi parce qu'ils ont le bon droit de leur côté, le lecteur découvre un récit très humain, avec une narration graphique descriptive et détaillée, au service d'un récit exposant les horreurs de la guerre, sans accabler les militaires pour autant. Le divertissement est bien au rendez-vous, grâce aux effets spéciaux de la magie, mais à la fin le lecteur regrette de quitter des personnages complexes et attachants, otage d'n conflit qu'ils ne cautionnent pas.

Presence
9
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le 31 mars 2020

Critique lue 121 fois

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