Béatrice
6.9
Béatrice

BD franco-belge de Joris Mertens (2019)

Comme cela arrive de temps à autre, « Béatrice » est une expérience de lecture fort singulière, totalement immersive d’un point de vue visuel, d’autant que cette histoire est entièrement muette. Aucun dialogue, ni commentaire, ni onomatopée ne vient interférer dans ce flux d’images incroyablement sensorielles, qui sont comme autant de tableaux extrêmement vivants se déployant sur de sublimes pleines pages. L’âme est submergée par ces couleurs chaudes dominées par le rouge, vif comme la veste de Béatrice, les tapis des galeries La Brouette, ou encore le sac égaré attirant l’œil de la jeune femme tel un aimant… ou plutôt un amant, comme on va le découvrir... Et comme chacun sait, le rouge est la couleur de la passion…


C’est donc totalement fasciné que l’on suit Béatrice, ballotée dans ce Paris fantasmé des années soixante-dix, merveilleusement reconstitué. Béatrice, petit bout de femme candide au look ordinaire mais au visage expressif et au sourire si doux, malmenée par la foule grise et anonyme des avenues marchandes et des gares, observe constamment le monde autour d’elle d’un regard tour à tour étonné, amusé, parfois un peu las, peut-être en quête de l’âme sœur, avant de se replonger dans son roman une fois assise dans le train de son train-train quotidien. Cette quête à la fois discrète et éperdue l’amènera vers ce sac rouge abandonné, qui mystérieusement ne semble être visible que d’elle, et contient un Graal ayant pris la forme d’un album photo.


Le jour où elle feuillettera pour la première fois le livre à souvenirs, notre héroïne, qui n’est pas dénuée d’imagination, va se lancer dans un drôle de jeu de piste amoureux. Les photos datant de l’entre-deux-guerres sont celles d’un homme plutôt séduisant posant aux côtés d’une jeune femme qui lui ressemble un peu, amie, épouse ou amante, … Le processus d’identification n’en sera que plus facile. C’est ainsi que Béatrice va essaimer tous les endroits de la capitale où celui qui va devenir rapidement son objet du désir a pris la pose, même si le temps a fait son travail de destruction ou de transformation parfois douteux… Une course vers un fantôme qui la portera vers des hauteurs extraordinaires, dans ces années folles enchanteresses, mais d’un irréalisme qui s’avérera funeste pour cette touchante victime d’un amour idéalisé…


Avare de mots, « Béatrice » n’en est pas moins une œuvre très généreuse, avec des images qui individuellement racontent une histoire dans l’histoire. Chaque case fourmille de détails, et le lecteur se retrouve entraîné dans une valse échevelée, qui s’apparente à une célébration poétique de la ville lumière. Ce magnifique one-shot est aussi l’histoire tragique d’une solitude dans la multitude, décrivant parfaitement la grisaille de l’anonymat en milieu urbain, grisaille estompée par le clinquant des néons. Par ailleurs, cette mise en abyme temporelle joue beaucoup avec notre attirance pour la nostalgie, nous exposant son charme autant que sa vacuité. Enfin, la narration très habile prouve ici toute la puissance de l’image, qui peut raconter tout aussi efficacement en l’absence de texte et nous emporter vers des dimensions inconnues. Autant de qualités qui en font un des titres incontournables de l’année.

LaurentProudhon
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleures BD de 2020

Créée

le 5 août 2020

Critique lue 144 fois

Critique lue 144 fois

D'autres avis sur Béatrice

Béatrice
NATHAVH
10

une pépite !

Magnifique! C'est le premier album de Joris Mertens, un album sans bulles, sans paroles, seuls les dessins superbes nous content l'histoire de Béatrice, la fille au manteau rouge. Elle travaille aux...

le 25 avr. 2020

1 j'aime

Béatrice
VANSOW
7

Fort !

Première fois que je lis une BD sans "paroles". C'est très fort ! Le lecteur est amené de page en page dans deux histoires de deux époques différentes manières claire et compréhensible. Je suis...

le 1 mai 2023

Béatrice
Ladythat
8

Critique de Béatrice par Ladythat

Dans la foule matinale qui se presse vers la gare, un manteau rouge attire le regard. C’est Béatrice, jeune vendeuse de gants dans une boutique des Galeries La Brouette. La sourire aux lèvres, elle...

le 22 févr. 2023

Du même critique

Les Pizzlys
LaurentProudhon
9

Dans la peau de l'ours

Après avoir obtenu la récompense suprême à Angoulême pour son exaltante « Saga de Grimr », Jérémie Moreau avait-il encore quelque chose à prouver ? A 35 ans, celui-ci fait désormais partie des...

le 23 sept. 2022

13 j'aime

Jours de sable
LaurentProudhon
9

Apocalypse en Oklahoma

Cet album très attendu d’Aimée de Jongh est un véritable choc visuel et sensoriel, ce qui en fait assurément un événement pour cette année 2021. C’est à partir d’un fait historique un peu oublié, le...

le 19 juil. 2021

7 j'aime

Dédales, tome 1
LaurentProudhon
8

E.T., sors de ce corps !

Cinq ans après sa brillante trilogie « intoxicante », Charles Burns revient en force avec cette nouvelle série, où comme à son habitude, il part explorer les tréfonds les plus obscurs de l’âme...

le 27 déc. 2019

7 j'aime