Black Dog : Une porte d'entrée vers le cauchemar de 14-18 (spoiler)

Black Dog est une commande du programme 14-18 NOW, qui retrace la vie du peintre de guerre Paul Nash. Qui serait mieux placé que Dave McKean pour écrire l’histoire de cet artiste surréaliste, lui-même étant habitué du style onirique et du cauchemars en tout genre ?


Son récit étonnant est fait d’une succession de rêves, commençant tous par une photographie instantanée. Cela donne le ton : ces cauchemars mêleront le réel à l’imaginaire. Rien n’est sûr. Ce ne sont que des images de l’esprit, et les bribes de réalité plus tangible se fondent dans le souvenir flou, déformé, de son histoire avant, pendant et après la guerre. Ainsi, les pancartes de la femme de Paul Nash “Votes For Women”, un des seuls éléments de contexte historique ne concernant pas la guerre 14-18, cohabiteront volontiers avec des souvenirs abstraits d’air marin.


Graphiquement, McKean s’inspire à la perfection des peintures oniriques de Paul Nash. On retrouve l’organique de ses compositions, la texture de ses toiles, et son influence cubiste, remarquable notamment sur les visages de Dave McKean. Des visages mouvants, expressifs au possible, déformés par les émotions. Lorsqu’ils sont dessinés tout en nuances de gris, la perspective, les reliefs des expressions sont exacerbées, et l’on a presque le sentiment que les personnages sont prêts à sortir de la page. Sur d’autres pages, ce sont au contraire des visages insaisissables, dédoublés, comme celui dans la mère absente qui se perd dans les cases d’un damier.

Le dessinateur est virtuose quand il s’agit de nous faire ressentir à la place de ses personnages, notamment grâce à son travail sur le regard, en champ/contre-champ. Au détour des pages, ce sont des gros plans sur les regards, les yeux grands ouverts, remplis de d’angoisse, de colère, puis l’on découvre à notre tour l’horreur de ce qu’ils viennent de voir. Ces yeux, il joue avec, ils les suspend au-dessus d’une colline, pour observer de loin les hommes mourir au front, comme un démon. Il nous fait rentrer dedans, grossissant leur pupille jusqu’à ce qu’ils deviennent cratères dans le paysage.

Ces images surréalistes sont partout dans l’album. Certaines sont lourdes d’horreur, comme cet homme grossit dans le paysage qui devient colline, les mains recroquevillées, crispées, le visage fermé. D’autres sont d’une poésie inquiétante, en couleurs passées, photographie sépia d’un rêve ancien, comme ce poisson dirigeable flottant dans le ciel nocturne un soir de mariage, qui rappelle les immenses créatures de Shaun Tan. La lumière légèrement bleutée semble vouloir nous montrer l’aube de quelque chose, lors des premiers bombardements, et le noir écrasant de la nuit fait disparaître le blanc de la robe de mariée.


Tout l’album est empli de cette symbolique, propre au rêve et cher au surréalisme, notamment par le chien et l’oiseau, deux animaux récurrents dans la narration. Le premier semble symboliser ses peurs, ses angoisses, toujours dessiné avec détails, crocs et griffes dehors. D’ailleurs, depuis tout petit, son père et son grand-père n’ont pas confiance, ils sont méfiants envers cet animal et se lavent les mains après l’avoir caressé. Et pour cause, une fois qu’il réussit à se frayer un passage parmi les rêves de Paul Nash, il l'accompagnera partout, jusqu’à prendre sa place avec son propre visage.

L’oiseau est le symbole opposé. Il est le rêve d’enfant, la liberté, la joie de vivre. Depuis petit, il se transforme en oiseau dans ses rêves pour survoler des paysages verdoyants. Il devient son exutoire à travers lequel il s’échappe dans ses pensées, autant face à un maître d’école violent que face à l’horreur des tranchées. Lorsque la guerre s’installera, l’oiseau sera plus difficilement accessible, même dans ses rêves, et il faudra aller le chercher dans l'œuf, directement dans son nid au fond d’un buisson d’épines. La couche si délicate de la coquille, par comparaison à tout ce qu’il vit à la guerre, le rendra fou. On verra alors peu après un oiseau caché dans une double page, squelette agonisant parmi les flammes, les éclats d’obus et les barbelés. L’insouciance et les espoirs de Paul Nash brûlent.


La symbolique des couleurs n’est également pas laissée au hasard dans l’album. Les scènes de guerre sont classiquement désaturées, noires, brunes. Seule couleur autorisée dans cet univers : le rouge sang, sombre et texturé. Il vient recouvrir la terre, passe par-dessus les dessins comme un voile. Mais étonnement, Dave McKean n’a pas banni les couleurs vives et saturées, mais il vient les utiliser comme symbole d’espoir ou de sérénité oubliée. Elles entourent alors Claud, traumatisé mais à demi-amnésique, seul personnage gardant un souvenir lointain de la guerre. Il laisse une petite traînée de fleurs colorées derrière lui sur le chemin. On les retrouve également dans les oiseaux, ou à travers la femme de Paul Nash, qui tente de le ramener à la raison.

Ce mélange entre le réel et le conceptuel, le figuratif et l’abstrait, autant visuellement que narrativement, est incroyablement maîtrisé par Dave McKean. Black Dog fait partie des œuvres qui parfois se ressentent plus qu’elles ne se comprennent. Mélange de styles foisonnant, dessins en contour, gribouillés, photographies, coup de pinceau ça et là, aspects papiers découpés… Tout se mêle de façon à nous surprendre encore à chaque page que l’on tourne : parfois des doubles pages angoissantes à couper le souffle, parfois la fraîcheur d’une page plus aérée et quelques touches de couleurs vives. Les choses changent, se déplacent et ne se ressemblent jamais. C’est presque une ode à l’art que McKean nous propose.


D’ailleurs, dans cet univers catastrophique, l’art est le seul espoir qui reste. C’est forcément une thématique importante dans cet album biographique sur un artiste de guerre, et le sujet est là aussi traité de plusieurs points de vue, qui évolue au fil l’avancée de la guerre. D’abord perçu par certains comme futile, autour d’une discussion sur la marchandisation de l’art, la vision évolue vers une nécessité. Nécessité de percevoir la beauté du monde, de s’y raccrocher pour survivre dans les tranchées, comme l’expliquera le frère de Paul. Nécessité de montrer la réalité de la guerre, de la faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas vécu, la rendre tangible.

Mais comment retranscrire en image le souvenir de ces soldats ? Comment nous montrer leur perception de l’insignifiance de l’être humain ? Dave McKean fait passer le message avec certaines scènes poignantes, comme la première visite du frère de Paul dans une vieille tranchée allemande, où les morts ne sont déjà plus des êtres humains. Ce ne sont plus que des os mêlés de vers et d’oiseaux. Ils font déjà partie du passé. À plusieurs reprises, l’auteur évoque la fragilité de l’Homme face à une nature qui reprend toujours ses droits sans demander son avis. C’est une nature chaotique, comme il le raconte dans un des derniers rêve de Paul, en caractérisant les hommes de « composante mineure » de ce système, simples « feuilles balayées ». Finalement, se remettre de la guerre, c’est se remettre de cette découverte de la fragilité de l’être humain.

Et pour Paul Nash, ce sera une épreuve. Son passage à l'hôpital psychiatrique, dessiné à la façon d’une pellicule, ne sera ni un rêve, ni un souvenir, mais un film. Il ne sera plus que le spectateur de lui-même et de sa propre vie. Se regardant dans le miroir, il se verra soldat, enfant, chien apeuré. Tout comme ces corps dans les tranchées allemandes, il n’appartiendra plus au présent. Il n’est plus vraiment homme.


Dave McKean conclut son histoire avec un dernier rêve qui revient sur toutes les symboliques, avec une magnifique planche où le chien devient costume, dans lequel se cache Paul et s'en extirpe dans la douleur. Il finit sur le sol, nu, fragile, mais neuf. C’est une renaissance. Il est alors accompagné par sa femme, qui peu à peu réintègrera la couleur dans ses rêves.

Ed_Sorrab
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le 9 mai 2023

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