BLAME!
7.8
BLAME!

Manga de Tsutomu Nihei (1996)

Parce que Nihei dit, cela est.*

Pas besoin de répéter ce qui a déjà été dit et redit sur la qualité des dessins, sur l'univers passionnant, sur la description d'une architecture riche et d'une complexité accessible, et avec lequel je suis en total accord. Mais il y a un point qui m'a sauté aux yeux et dont j'ai peu entendu parler, alors j'ai souhaité le noter. On a pu dire que Blame s'occupait plus de décrire un univers que de proposer une véritable narration, mais en réalité Blame est une description narrative. Dit ainsi, cela paraît un tour de passe-passe langagier vide de sens, un escamotage verni d'un bon mot qui laissera son auteur se gargariser. J'espère pouvoir démentir ce réflexe intellectuel tout à fait salutaire après un tour rapide de la narration incohérente dans les arts graphiques narratifs, où je range bande dessinée et animation.

La narration qui tord les règles de l'espace temps et de la cohérence est plus commune chez les japonais qu'en occident, où cela reste confiné à la science fiction ou au genre du fantastique. Et encore, le fantastique présente des personnages plus que dubitatif à l'observation de ce type d’événements, et en science fiction, les auteurs ont souvent la tentation dérisoire de proposer une explication physique à métaphysique pour tout remettre en cohérence, et derrière faire porter un message symbolique, alliant le monde matériel et la conscience dans une vision pseudo-intelligente - tellement qu'on peut douter que la plupart des dessinateurs de SF lisent des livres -, mais l'on peut noter comme exception plus que notable Jodorowski qui n'essaye jamais de justifier ses enchaînements narratifs et esthétiques décousus, ce qui est d'un bon goût certain.

L'art narratif japonais est bien plus accoutumée à proposer ces enchaînements de situations contradictoires ou qui sortent de la cohérence rationnelle, les changements intempestifs de personnalités, sans que les personnages en soient choqués plus que raison (ou moins ?). L'idée d'une telle démarche : proposer une représentation symbolique des événements, et ce sera au spectateur de reconstruire le déroulement réel derrière la représentation qui est faite par l'artiste, ensuite la liaison entre la représentation (l'oeuvre) et le réel caché derrière fait émerger le propos de l'auteur ou la pertinence esthétique de l'oeuvre. Tâche parfois compliqué car l'artiste ne signale pas ce qui relève de l'un où l'autre, un événement peut être montré tout simplement et pourtant n'être qu'une représentation symbolique, et au contraire une part de merveilleux peut être permise par la diégèse, et le travail de reconstruction auquel le spectateur est invité rend de telles œuvres passionnantes, quand l'auteur sait ce qu'il veut et où il va - ce qui est loin d'être automatique. L'on peut citer à cet égard presque toute l'oeuvre de Satoshi Kon, Serial experiment Lain, Mawaru penguindrum, mais aussi des oeuvres plus médiocres comme King's game, Doubt et assimilés, des thrillers fantastiques d'un goût très douteux et d'une platitude esthétique consternante.

Dans tous les cas, ce n'est pas indolore pour le spectateur, car l'auteur ne balise pas ce qui relève de l'un ou de l'autre, et va de plus cadrer en premier lieu son récit dans un contexte rationnel-cohérent avant de briser les lignes. Ainsi l'entremêlement du symbolique et du réel est une difficulté, un choc, ce qui est très certainement voulu par l'auteur. Mais pas dans Blame. Blame se situe dans un monde où la conscience, la matière et le temps sont des substances liquides, et la prise de conscience de cela par le lecteur est très naturelle. Dans Blame, les personnages énoncent ce qu'il s'est passé, et le lecteur n'a pas la possibilité de remettre en cause, questionner la cohérence, se demander si c'est réellement possible, ou comment cela s'est passé. Le monde a été décrit pour que tout soit possible, changements d'architectures intempestifs, transferts de conscience, mélanges de consciences, échelles de temps diverses et distordues. Ce que dit Nihei devient vrai parce qu'il le fait énoncer par un personnage, et personne ne se soucie de l'inscription de cette vérité dans l'univers, car cette vérité façonne l'univers.

Dans une œuvre, un univers bien décrit l'est de manière organique à travers des éléments qui en disent long l'air de rien sur ce qui se cache derrière les cadres dessinés ou décrits par l'auteur. Mais c'est cloisonné par la description immédiate de l'univers, ce n'est qu'un renvoi à un l'arrière-plan fixe du récit (la notion anglaise de "background" recouvre de meilleure manière ces aspects non montrés de l'univers ou du passé d'un personnage) qui obéit à un ensemble de règles sous entendues, le monde réel, un monde post-apocalyptique, dystopique, l'univers de fantasy... Blame fusionne la description de l'univers et la narration, car l'énonciation des événements qui se déroulent, ou se sont déroulés sans que le lecteur le comprennent visuellement est ce qui créé l'univers, ce n'est pas un simple renvoi vers une réalité sous-entendue, c'est la réalité qui se créé sous nos yeux par les phrases lapidaires à l’enchaînement d'apparence hasardeux.

Cela parait simple, trop simple, l'auteur qui a le droit de dire n'importe quoi et les groupies applaudiront quoiqu'il en soit, mais souvenons-nous que le génie ne se situe pas simplement dans une technique mais dans sa participation organique à l'harmonie d'une œuvre. Nihei construit avec minutie les conditions pour que le lecteur apprécie naturellement, et inconsciemment, sa narration prescriptive : par la description immédiate de son univers et de sa narration, au début séparés - car c'est tellement commun dans l'art narratif, alors le lecteur non averti entre spontanément dans les oeuvres en les distinguant -, et la symbiose avec les qualités que j'énumère en début de critique. Cette forme de narration n'est d'ailleurs pas ce qui sera critiqué généralement, on parlera péjorativement de la narration de Blame, qui sera dite "décousue, opaque, floue", mais l'on ne remet pas en question la cohérence ou la possibilité de ce qui s'est passé. Ces critiques sont par ailleurs vaines, puisque qu'il n'y a rien à comprendre dans Blame de plus que ce qui y est dit.

Expérience unique et recommandée.

*Dans Blame bien entendu

Pepsimon
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le 17 mars 2023

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Pepsimon

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