Paris, 1956. Alors qu’ils sont tranquillement installés dans leur appartement de la rue des Canettes, Céleste et son mari Odilon reçoivent la visite de deux inconnus. Manifestement, la vieille dame ne semble pas surprise de voir débarquer chez elle ces deux jeunes gens bien élevés et élégamment habillés, qui lui ont apporté des douceurs. Des madeleines, évidemment. Au début, Céleste se montre un peu méfiante, car elle a horreur des journalistes, mais elle se décrispe lorsque l’homme et la femme se présentent comme des antiquaires spécialisés dans la vente d’objets ayant appartenu à des grands noms. Emerveillés par tout ce qu’ils voient dans l’appartement, dont ils fouillent les moindres recoins, ils ne tardent d’ailleurs pas à s’extasier devant une vieille cafetière. "Doux Jésus! Oh! Mon Dieu! On dirait bien…", s’exclament-ils. "Sa cafetière, c’est bien elle", leur répond fièrement Céleste. Il faut dire que la vieille dame a été, bien des années plus tôt, la gouvernante fidèle du grand Marcel Proust, dont elle a partagé quasiment tous les jours et les nuits de 1914 jusqu’à la mort de l’écrivain en 1922. Encouragée par les deux antiquaires, qui lui précisent que "c’est l’histoire liée aux objets qui leur donne leur valeur", Céleste Albaret accepte alors de retourner dans le temps pour leur raconter comment elle s’est retrouvée au service d’un des plus grands noms de la littérature française. Tout commence lorsque Marcel Proust profite d’un long déplacement en voiture, à la recherche d’une branche d’aubépine, pour demander à Odilon, son chauffeur, des nouvelles de sa jeune épouse, qui vient de débarquer à Paris depuis sa Lozère natale. Le mari de Céleste lui répond qu’elle est toute perdue car elle ne sait absolument rien faire, ni le ménage ni la cuisine. Bizarrement, Marcel Proust lui fait alors une proposition étonnante: et si Céleste se mettait à son service pour porter ses colis?


Cette année, cela fait exactement un siècle que Marcel Proust rendait son dernier souffle à seulement 51 ans, épuisé par une santé fragile et par l’écriture sans relâche de sa "Recherche du temps perdu". A cette occasion, l’autrice de bande dessinée Chloé Cruchaudet, connue notamment pour l’excellent roman graphique "Mauvais genre", adopte un angle d’attaque original et inattendu pour raconter la vie et la personnalité de cet écrivain de génie. Au lieu d’opter pour une biographique classique, Chloé Cruchaudet choisit de dresser un portrait de Proust à travers les yeux de Céleste Albaret, qui fut à la fois sa servante, sa secrétaire et son amie. Entrée au service de l’écrivain alors qu’elle n’avait que 21 ans, Céleste avait peu de points communs avec le célèbre dandy. On peut même dire que le fossé social et culturel paraissait infranchissable entre le monde intellectuel et fortuné dans lequel évoluait Proust et les origines campagnardes et modestes de sa jeune gouvernante. Et pourtant, ces deux êtres sensibles étaient faits pour se rencontrer. Grâce à sa spontanéité et sa fraîcheur, Céleste fait beaucoup de bien à Marcel Proust. Y compris du point de vue de l’écriture d’ailleurs, puisque la jeune femme aide l’écrivain à mettre un peu d’ordre dans son processus créatif plutôt décousu. Pour raconter cette histoire méconnue, qui est aussi le portrait d’une époque, Chloé Cruchaudet s’appuie sur de multiples sources de documentation, répertoriées à la fin de l’album, ainsi que sur le témoignage direct de Céleste elle-même. A quatre-vingt-deux ans, celle-ci a en effet raconté sa vie auprès de Proust dans une série d’entretiens audio. Dans "Céleste", qui est une vraie réussite, Chloé Cruchaudet raconte avec beaucoup de talent la naissance de l’improbable relation entre Céleste et Marcel. Autrice complète, elle met en images son scénario avec une grande délicatesse, tant au niveau des graphismes que des couleurs. Il y a une ambiance douce et onirique dans cet album, dans lequel les rêves et les sens, sans oublier les mots de Marcel Proust, prennent régulièrement le dessus. Un très beau double portrait, dont le deuxième et dernier tome devrait paraître dans les mois à venir.


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matvano
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le 18 août 2022

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