« Changement de saison » est la première œuvre du dessinateur Jeong Yi-yong. Paru en 2013 dans son pays, le livre est aujourd’hui publié par la maison d’édition ça et là, qui s’est fait une spécialité de dénicher les nouveaux talents hors de l’Hexagone. Le scénario est de Lee Dong-eun, tout comme les quatre autres romans graphiques dessinés par Jeong Yi-yong. Et comme Monsieur Lee est également réalisateur, il en a adapté trois au cinéma, dont celui-ci sorti sur les écrans en 2018 sous le titre « In Between Seasons ». Vous avez dit alter ego ?


Au premier coup d’œil, on ne peut pas dire que le graphisme paie de mine. A la fois réaliste et minimaliste, la ligne claire sans fioritures de Jeong, qui pourrait faire penser à des illustrations de consignes de sécurité aérienne, respecte pourtant les codes du manhwa basé sur l'art pictural oriental. Un dessin simple et facilement décryptable pour mieux véhiculer le propos. Et à y regarder de plus près, il recèle beaucoup de finesse ce dessin. Il FAUT donc le regarder de plus près, du fait également que les mots ici sont rares. Car l’histoire joue beaucoup sur le non-dit et les sentiments, sur un sujet visiblement encore tabou dans la société coréenne : l’homosexualité. Ce n’est pas tout à fait par hasard si Lee possède aussi la casquette de réalisateur. Les postures et les regards passent au premier plan, les décors n’ayant qu’assez peu d’importance. Le lecteur européen, a fortiori français, pourra à certains moments être décontenancé par certains codes graphiques quelque peu abscons, mais globalement l’exercice est digne d’intérêt. C’est aussi cela une œuvre interactive, qui demande la participation de celui qui la regarde.


Comme dans la plupart des cultures à travers le monde, l’homosexualité dérange, et semble déranger encore davantage dans une société asiatique – où la pudeur éclipse les paroles – confrontée à des archaïsmes tenaces. Jamais au cours du récit on ne verra mentionné un terme relatif à la gaytitude, ce qui sans le dire en dit long sur les mœurs du pays. Mais au pays du matin calme, les choses évoluent comme (presque) partout ailleurs, et la jeune génération est plus encline à admettre les sexualités « autres » voire à les rendre visible.


La narration a donc pour trame une relation triangulaire entre une mère, Madame Sang (Mi-Kyeong), son lycéen de fils (Su-hyeon) et l’amant de ce dernier (Yong-jun). Entrecoupée de flashbacks tout au long du récit, l’action au présent se déroule dans l’hôpital où Su-hyeon est dans le coma suite à un accident, alors que son ami, lui, s’en est sorti indemne. Le lecteur va peu à peu comprendre pourquoi l’attitude de Madame Sang a radicalement changé vis-à-vis du jeune Yong-jun, en partie parce que celui-ci s’en est beaucoup mieux sorti dans l’accident mais pas seulement. Totalement bienveillante au départ, elle se montre désormais suspicieuse et peu amène avec lui, lui adressant à peine la parole lorsqu’il vient rendre visite à son fils à l’hôpital. Tout l’intérêt du récit est de dévoiler par petites touches comment leur relation va évoluer, une relation où le silence alternant avec les banalités semblent écraser les mots vrais et la franchise. Yong-jun va-t-il céder aux injonctions de Mi-Kyeong de sortir de la vie de son fils ? Su-hyeon va-t-il enfin se réveiller et quel sera le déclic ? Madame Sang va-t-elle surmonter sa rancune vis-à-vis de Yong-jun et lui pardonner, si tant est qu’il y ait quelque chose à pardonner ?


Lecture lente et intimiste, « Changement de saison » nous charme par sa douceur, sa façon délicate de traiter des sentiments, cette pudeur propre à la culture asiatique dont nous devrions peut-être plus souvent nous inspirer. Si parfois la parole est nécessaire pour exposer des vérités et crever des abcès, les actes seuls peuvent aussi dénouer des situations compliquées, sans la blessure infligée par des mots que l’on regrette après coup. Se refermant sur une situation aussi cocasse qu’inattendue, que l’on ne dévoilera évidemment pas ici, ce roman graphique diffuse un délicat parfum qui embaume très agréablement l’âme.


LaurentProudhon
8
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le 5 nov. 2022

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