Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2014/2015, écrits par Kurt Busiek, dessinés et encrés par Benjamin Dewey, avec une mise en couleurs de Jordie Bellaire.


Dans un pays étrange et merveilleux, des animaux anthropomorphes dotés de conscience vives dans une cité céleste appelée Keniel. Parmi eux Dunsan Dourlaison (à tête de chien) est le fils d'un riche marchand qui se lève de bonne humeur. Après 3 pages de bande dessinée, se trouve une illustration en double page, avec un encart de 3 paragraphes de texte évoquant ce début de journée. Puis la bande dessinée reprend et Dunstan Dourlaison effectue les rituels du matin avant d'accompagner son père pour une transaction commerciale avec Seven-Scars (un bison).


À l'occasion d'un congrès, Gharta s'invite pour évoquer la situation de la magie sur Keniel, à savoir sa baisse d'intensité régulière. Elle évoque le mythe du Grand Champion, et elle suggère d'entreprendre une action pour prendre contact avec cette entité afin de donner un coup de fouet à la magie. Tallon (le Premier du Conseil, un aigle) rejette violemment son idée. Mais la sorcière Gharta met son plan œuvre, avec l'aide de quelques autres magiciens dont Sandorst (une chouette).


Quand le lecteur apprend que Kurt Busiek se lance dans une nouvelle série dont il conserve les droits, il ne peut que se réjouir de voir l'auteur d'Astro City (voir par exemple Des ailes de plomb) créer un nouvel univers. Il a choisi celui de la magie, dans un monde peuplé de créatures à la forme humaine, mais présentant des caractéristiques du monde animal. Pour le plus grand plaisir du lecteur, cette histoire bénéficie de dessins de très grande qualité, et de finitions de grande qualité. Cela commence avec la page de titre qui se présente sous la forme d'une illustration en double page, avec une belle calligraphie. Ensuite, le lecteur est séduit par la qualité de la mise en couleurs. Comme à son habitude Jordie Bellaire a conçu une méthodologie spécifique pour la série. Elle s'inspire un peu du travail de Lee Loughridge sur les derniers tomes de la série Fables de Bill Willingham & Mark Buckingham, avec un rendu évoquant des aquarelles. Ce rendu habille les dessins en leur donnant une légère patine intemporelle qui rend chaque page substantielle, avec une ambiance chromatique pour chaque séquence, renforçant sa cohérence visuelle.


D'un point de vue visuel, les 3 premières pages donnent le ton de la narration. Pour commencer, le lecteur éprouve le plaisir de voir que le dessinateur ne s'économise pas en termes de détails, et en termes de conception des environnements, des accessoires, des tenues vestimentaires, etc. Le lecteur constate qu'il s'agit d'un monde de type bas moyen-âge (presque renaissance), avec une architecture déjà assez sophistiquée, des costumes très élaborés (diversité des étoffes, des patrons des vêtements, pièces décoratives). Dewey a trouvé le bon équilibre entre des espaces dont la fonctionnalité est apparente car similaire à la réalité, et des meubles ou des accessoires (lampadaire, arbre) fantaisistes. Ainsi le lecteur trouve ses repères, mais en même temps bénéficie d'un dépaysement exotique dans un monde différent.


Tout au long de ces 6 épisodes (dont le premier est double), la qualité des dessins ne faiblit pas, ne connaît pas de variation. Au gré des séquences, le lecteur se régale à regarder les tenues vestimentaires variées et sophistiquées, les cités flottantes (pour lesquelles l'artiste a réalisé un vrai travail de conception, s'affranchissant des stéréotypes en vigueur dans les comics industriels), le statuaire, le milieu naturel entourant la cité flottante (pentes herbues, zones boisées), les bâtiments en ruine, les armes utilisées. Il devient sensible également aux ambiances lumineuses : la lumière de la journée, la pénombre de la nuit, ou encore le temps assombri de la pluie diluvienne dans le dernier épisode. Benjamin Dewey effectue un travail de mise en scène tout aussi appliqué que pour le reste des composantes visuelles. Il proscrit les pages composées de tête en train de parler, au profit d'un découpage sur la base d'une prise de vue qui montre ce que font les personnages pendant qu'ils parlent, ou l'environnement dans lequel ils se trouvent.


Les détails ne surchargent pas les cases, ni n'alourdissent la narration visuelle. Le lecteur prend au contraire grand plaisir à voir un personnage assis sur une chaise avec des grandes pattes, parcourir les environs de la cité. Il voit les mouvements des personnages, et devient le spectateur d'affrontements physiques brutaux et rapides. Non seulement Benjamin Dewey crée un univers visuellement riche, mais en plus il donne vie à des personnages hauts en couleurs. L'association de cet artiste avec Jordie Bellaire aboutit à des animaux anthropomorphes doté d'une présence et d'une force sans commune mesure avec celle des dessins vite faits des comics habituels. Pour commencer, le lecteur reconnaît aisément chaque espèce animale, du chien (avec les différentes races), au morse, en passant par l'aigle, la chouette, le phacochère, la chauve-souris, le chat, le bison, etc. Là encore Benjamin Dewey a passé du temps pour la conception graphique de chaque espèce, en particulier pour son adaptation à la forme humaine (par exemple pour le plumage de la chouette, et la manière de le rendre compatible avec des vêtements).


Ensuite, l'artiste a pris le parti de conserver certaines des caractéristiques morphologiques des animaux : la silhouette trapue du phacochère et ses défenses, le long cou de la girafe, la bosse du bison, le cou et le bec de la cigogne, etc. Enfin il a choisi de conserver leur tête à l'identique de celle de l'animal. Ainsi Dunstan Dourlaison a une vraie tête de chien, avec la même forme crâniale, la langue pendante, le même placement d'yeux. Il en va ainsi de chaque espèce animale. L'effet est saisissant en ceci que le lecteur est confronté aux individus d'un autre monde.


D'une manière générale, cet ouvrage bénéficie d'une conception soignée, que ce soit les visuels de Benjamin Dewey, ou la forme du récit. Comme à son habitude, Kurt Busiek part sur un rythme posé. Le premier épisode prend le temps d'introduire les personnages, de montrer leur vie quotidienne, de les faire se déplacer pour que le lecteur puisse observer leur environnement. Le scénariste tire le meilleur parti du fait que le premier épisode est de longueur double, pour donner de la consistance aux personnages. Il faut donc attendre la deuxième moitié du premier épisode pour que la catastrophe se produise et que les événements se précipitent, et même alors Busiek continue de prendre le temps de montrer ses personnages en train d'interagir, de se préparer, de réfléchir.


C'est bien le mode de narration (et la qualité des illustrations) qui fait toute la différence entre une enfilade de combat à base de magie et d'épée, et une histoire aux qualités littéraires. Dès le début, le lecteur peut apprécier l'état d'esprit et le caractère de Dunstan Dourlaison, par son observance des rites, son appréhension de la transaction commerciale avec Seven-Scars, la dureté de son père et son niveau d'exigence, son questionnement vis-à-vis de la position sociale des bisons. Le lecteur a accès à ses pensées par le biais de brèves cellules de texte. Puis Kurt Busiek met en place une société dont le mode de vie est menacé par la disparition de la magie, l'opposition entre le groupe de Gharta qui souhaite agir en bafouant les traditions, et celui de Tallon qui souhaite conserver l'ordre social en l'état.


Conformément aux conventions en vigueur dans le genre Sword & Sorcery, Kurt Busiek introduit une légende sur un valeureux guerrier capable de sauver la communauté : le Grand Champion. Dès la première mention, il s'amuse avec les croyances, chaque race animale estimant que le Grand Champion appartient à sa propre race, la première image (onon perceptible par les habitants) montrant clairement qu'il s'agit d'un être humain. Le lecteur perçoit là comme une étrange métaphore d'un monde imaginaire devant être sauvé par un humain aux capacités guerrière. Kurt Busiek semble parler d'un auteur dont l'écriture permet de donner vie aux personnages, de les sauver d'une forme d'anéantissement qui serait celui de l'oubli, ou de l'absence d'histoire qui les mettrait en scène, qui les ferait vivre.


Mais Kurt Busiek ne se regarde pas écrire, ne se gargarise pas avec son adresse à utiliser ce genre pour évoquer la relation entre auteur et créatures. Il raconte une vraie histoire, avec des personnages très attachants. Effectivement le Grand Champion (Steven T. Learoyd) intervient dans ce monde, et doit porter assistance aux habitants de la cité Keniel. Les alliances se nouent, certains essayent de l'instrumentaliser, les opposants se battent farouchement, il y a un traître, et il y a une profiteuse. Les dangers sont bien concrets. Le lecteur bénéficie à la fois du regard de Dunstan Dourlaison sur ce sauveur énigmatique, mais aussi de séquences montrant le Grand Champion réaliser ses préparatifs. Son comportement n'est pas stéréotypé, et le prix de son efficacité fait réfléchir même ses adorateurs.


Ce premier tome est d'une qualité exceptionnelle. Les dessins sont personnels. L'investissement dans la conception graphique se voit dans chaque case. La narration visuelle est sophistiquée et fluide. Les personnages sont attachants et complexes, l'intrigue réserve de nombreuses surprises. Le lecteur peut choisir d'apprécier l'histoire au premier degré, comme d'y chercher un second degré (en particulier dans le rôle du Grand Champion, comme sauveur manipulé, comme guerrier terrible, comme individu supérieur à ceux de la société en place, etc.).

Presence
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le 31 mars 2020

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