Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2018, écrits par Rick Remender, dessinés et encrés par Bengal qui réalise également la mise en couleurs. Il contient les couvertures alternatives réalisées par Duncan Fegredo, Vanesa R. Del Rey, David Lafuente, Koi Pham, Declan Shalvey, Bengal, Juian Totitno Tedesco, Farel Dalrymple, Andrew Robinson, Rafael Alburquerque.


Le soir à Yuma dans l'Arizona, il ne reste que cinq minutes avant la fermeture de l'établissement Burger Boss. L'employé derrière le comptoir est en train de charrier celui qui est en train de passer le balai. Un client rentre et demande 123 cheeseburgers. Celui au comptoir lui indique qu'ils vont bientôt fermer et lui propose de commander en quantité plus raisonnable. Un client balèze s'approche et suggère au demandeur de se montrer conciliant. Ce dernier projette de l'azote liquide sur celui qui lui a saisi le bras, puis sur celui qui allait appeler de l'aide au téléphone. Quelque part non loin de là en Arizona, Glory Owen est en train de finir ses soudures sur sa voiture. Elle prend un chewing-gum, et fait une pause pour dicter un message sur un appareil enregistreur. Peu de temps après, elle est rentrée chez elle, où elle prend un bon bain. Elle écoute d'une oreille distraite les informations en provenance de la télévision dans la pièce voisine où son père est alité. Elle referme violemment la porte, sort de son bain et prend un pistolet dans l'étui posé sur la tablette au-dessus du lavabo. Ça ne lui réussit pas.


Le lendemain, Glory Owen est habillée de pied en cape avec une tenue de conducteur automobile de rallye. Elle dit au revoir à son père, consciente qu'elle dispose d'une semaine pour lui procurer un rein en vue d'une transplantation, faute de quoi il passera l'arme à gauche. Elle passe par le garage pour vérifier l'état de sa voiture. Elle se rend au bar attenant, où elle va parler à Winston, un homme d'une soixantaine d'années, avec une bedaine, une chemise à carreau et une barbe blanche. Elle lui demande de veiller sur son père, le temps de son absence. Il accepte bien volontiers. Puis elle s'adresse à Sandy, la barmaid, à qui elle confie l'enregistreur en lui demandant de ne l'écouter que dans quelques jours si elle n'est pas de retour. Ailleurs Toby (l'ex-mari de Glory) est en train de prendre la commande par téléphone, de son client Korean Joe qui évoque une livraison à effectuer en insistant bien sur le fait qu'il ne peut pas y avoir de raté. Il confie cette mission au shérif Virgil et à son adjoint Darren.


En 2015, Rick Remender décide de quitter l'éditeur Marvel pour ne plus que se consacrer qu'à ses séries indépendantes : Black Science avec Matteo Scalera, Deadly Class avec Wes Craig, Low avec Greg Tocchini, Seven to eternity avec Jerome Opeña, et maintenant cette série avec Bengal. Ce dernier est un dessinateur français qui s'est d'abord fait connaitre comme coloriste, puis comme artiste, par exemple sur la série [ASIN:2505013853 Naja]] de Jean-David Morvan. La couverture propose un dessin avec une contre-plongée très appuyée, des couleurs chaudes et agréables, et une jeune femme dynamique à l'air bien décidé. Dès les premières pages, le lecteur découvre des personnages représentés avec une petite influence manga dans la manière de dessiner les yeux, et d'exagérer les expressions des visages. Il retrouve ce choix de couleurs plutôt claires, avec des dégradés limités, et quelques effets spéciaux assez rares, utilisés à bon escient. Mise à part la densité d'informations visuelles, le lecteur pourrait se croire dans un récit tout public, plutôt jeunesse même. Il entame donc sa lecture en se disant que Remender s'est vraisemblablement offert une récréation par rapport à ses autres séries plus sombres, avec un dessinateur aux planches plus rayonnantes.


Effectivement, le récit commence avec ce qui ressemble fort à un gag : une commande de 123 cheeseburgers, et deux employés de l'établissement de restauration rapide qui se conduisent comme des adolescents attardés, Bengal leur donnant un langage corporel en cohérence. La première apparition de Glory Owen s'inscrit également dans une scène fleurant bon le stéréotype avec un soupçon d'exagération : le belle jeune femme qui caresse la carrosserie dans un geste langoureux. Par la suite, Bengal va pouvoir s'en donner à cœur joie à plusieurs reprises dans des registres divers : la course-poursuite dans le désert (la voiture de police étant attaquée par un bolide), la découverte de la véritable nature de la cargaison contenue dans la semi-remorque volée par Glory, le chassé-croisé dans le sous-sol de détention de la boucherie de Korean Joe, une nouvelle course-poursuite cette fois-ci en milieu urbain dans les rues de Reno au Nevada. Le lecteur éprouve l'impression à plusieurs reprises de retrouver la fougue de la mise en page de Sonoda Kenichi. Ce n'est pas tant que Bengal joue sur l'exagération moqueuse ou humoristique, c'est que ses découpages transmettent le mouvement avec une conviction entraînante et irrésistible, et qu'il sait utiliser à bon escient les stéréotypes associés à chacune de ces scènes en leur redonnant du sens. Il se les approprie et les met au service de la narration visuelle, plutôt que de se reposer dessus comme autant de raccourcis prêts à l'emploi.


À l'instar des shonen, les personnages de Bengal semblent frappés de jeunisme, à l'exception de Virgil, Winston et Korean Joe. Néanmoins leur apparence comprend à chaque fois un ou deux détails leur donnant une identité visuelle plus complexe. Au fil des grimaces diverses et variées de Glory, le lecteur finit par se rendre compte qu'elle porte en elle une forme de résignation, à l'opposé d'une héroïne d'action insouciante. De la même manière, le visage du shérif lui indique qu'il s'agit d'un individu conscient d'être contraint d'obéir à Toby, malgré ses propres convictions, sachant pertinemment que sa vie ne vaut pas cher. Pour d'autres personnages, leur unicité provient de leur apparence très marquée : les 2 femmes en habit de religieuse, le chef de gang de Reno avec son masque de catcheur mexicain (Lucha libre). Du point de vue visuel, le dessinateur importe des éléments évoquant le genre grindhouse. Le lecteur apprécie énormément le choix fait par l'artiste en ce qui concerne la représentation des décors. Là encore, en apparence, les traits de contour utilisés évoquent une influence manga, bien assimilée. Bengal évite de recourir à l'astuce qui consiste à dessiner les personnages de manière à ce qu'ils occupent 90% de la surface de la case, pour pouvoir s'affranchir de dessiner les arrière-plans. Il prend grand soin de montrer où se passe l'action, et comment les personnages interagissent avec les accessoires, comment leurs mouvements se font en fonction de la géométrie et des caractéristiques des lieux. À nouveau le lecteur observe une utilisation des stéréotypes visuels (l'établissement de restauration rapide fonctionnel et sans personnalité, le garage bourré à craquer d'outils et de pièces détachées, les routes sans voiture au milieu du désert, le sous-sol un peu trop grand pour être réaliste, etc.) qui sont asservis au récit, reprenant ainsi de la saveur, retrouvant un sens particulier.


Rick Remender a pris l'habitude de travailler avec des artistes ayant une réelle personnalité graphique, et le lecteur peut supposer qu'il conçoit son histoire en fonction de leurs forces graphiques. Dès le premier épisode, il peut apprécier la qualité de la collaboration entre Remender et Bengal pour les course-poursuites. L'artiste sait insuffler de la vitesse, du mouvement dans le mouvement des véhicules, pour donner l'impression au lecteur d'être sur place et de sentir la texture de la poussière soulevée dans sa bouche, le souffle de l'air déplacé par la course et les manœuvres soudaines. Le découpage des planches privilégie les cases de la largeur de la page, et les plans de prise de vue rendent bien compte de la rapidité de la succession des actions, ainsi que de la succession logique des déplacements. De façon plus discrète, Bengal trouve également le point d'équilibre parfait pour ce qu'il représente et ce qu'il laisse à l'imagination du lecteur. Le scénario comprend des situations sadiques et des actes barbares. L'artiste se tient à distance d'un voyeurisme explicite et malsain, en faisant monter la tension par la description des préparatifs, et en évitant le gros plan sur le tranchage brutal, la perforation sadique, ou la plaie béante. Ce choix amplifie encore l'impact de l'acte, qu'il s'agisse de l'action de l'azote liquide sur le corps humain, ou de l'insertion d'un piment ouvert dans un rectum.


Dans la première partie du premier épisode (qui est double, plus de 40 pages), le lecteur acquiert l'impression d'un récit amusant jouant sur les conventions du récit d'action avec des bagnoles. Le scénariste a conçu une intrigue rapide et enlevée, démarrant par un vol audacieux, Glory Owen s'en prenant à des trafiquants, pour payer l'opération de son père. Il maintient l'historique des relations des personnages à un minimum, ne nécessitant pas d'effort de mémoire particulier du lecteur. Mais la dernière page de ce premier épisode ramène le récit dans une intrigue bien noire comme les affectionne Remender. Il est rapidement question, entre autres, de trafic d'organes et de prédateurs humains profitant de la vulnérabilité d'immigrants clandestins. La première moitié de l'épisode 3 est consacrée à l'histoire personnelle de Red (le père de Glory). Il a souhaité se soustraire à la vie de salarié, incapable de s'adapter aux valeurs intrinsèques du capitalisme, refusant de participer à cette forme d'exploitation de l'homme par l'homme au nom du dieu du profit. Il a réussi à construire une vie en marge de ce système reposant sur la consommation effrénée des ressources autant matérielles qu'humaines. Mais il a bien fallu payer le prix des points de jonction nécessaires avec la société constituée. Le lecteur familier des séries de Rick Remender retrouve là son état d'esprit assez pessimiste, ainsi que son thème de prédilection concernant la famille. Il sait qu'il ne s'agit pas de rebondissements mécaniques pour entretenir l'action, et il en a la preuve dans la sincérité qui se dégage des propos de Glory Owen et Pablo.


Avec ce premier tome, Rick Remender & Bengal ont trouvé un point d'équilibre épatant entre un récit divertissant et spectaculaire, s'inscrivant dans un genre entre road movie et grindhouse (à la fois du point de vue visuel et du point de vue de l'intrigue), et un récit reflétant un mal de vivre généré par l'inadéquation entre les aspirations de l'individu et les exigences matérielles de la vie.

Presence
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le 6 juil. 2019

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