Souillon vouée à écailler les poissons pour le village, Morue est une adolescente moche, cheveux plats et raides, yeux de grenouille, menton inexistant. Elle déprime à se regarder dans l’eau des fontaines dont le tremblotement déforme encore plus son visage. Pour couronner le tout, elle pue le poisson de manière chronique, ce qui la signale de fort loin à tous les gosses du village qui la briment, et aux mecs qui se moquent d’elle. Sauf Pierre, le fils de sa marraine, qui n’a pas les moyens de se montrer trop difficile, vu que lui-même est un obèse accro à la bouffe. Personnage touchant, au demeurant : quels que soient les avatars subis par Morue, il est le seul à l’admirer dans sa laideur et à lui rester fidèle.

Bon, conte de fées dans la droite ligne du Parti : la Morue, désespérée (il y a de quoi !), fait la bise à un crapaud pustuleux qui passe par là. Flouffff, transformation. Pas en prince charmant, et c’est là que ça commence à déraper. Mab, le crapaud, garde son corps de batracien, pour ne laisser entrevoir qu’un curieux visage tout noir qui sort de la gueule du crapaud. Pas vraiment le Prince Charmant, ni même la fée étincelante des contes. Déjà, c’est louche. Heureusement, tout le monde croit aux fées dans ce pays, et même leur rend un culte (planche 6).

Le cadeau de reconnaissance de Mab à Morue a l’air très chouette comme ça : elle va devenir super belle aux yeux de tout le monde, sans vraiment devenir belle physiquement : sa beauté réside dans le regard de ceux qui la voient. Ce coin enfoncé entre la réalité physique de Mab (une laideur persistante), et l’apparence de beauté qu’elle impose au public (comme si celui-ci était hypnotisé) accentue la divergence du récit par rapport aux contes de fées traditionnel : la beauté de Morue, qui devient « Beauté » pour l’occasion, n’est qu’un masque artificiel, une apparence inauthentique, qui va être instrumentalisée par Beauté-Morue elle-même pour parvenir à ses fins. Elle se voit toujours comme moche, mais elle est bien obligée de reconnaître qu’elle fait son petit effet aux yeux de tout le monde.

Manque de bol, notre ado poissonneuse est immature. Le beau prince du coin la prend pour lui. Bonheur, mais juste le temps que Beauté, inconsciente de ses propres limites, ne se mette à piquer des caprices, qui poussent le beau Prince à la quitter (provisoirement, paraît-il). Cadeau empoisonné, donc, de la part de Mab : Morue, visiblement ne mérite pas la beauté qu’on lui a conférée, et la gaspille en enfantillages et en douloureux irréalismes.

Peu romantique, le sort de Beauté : les villageois se la disputent comme un jambon fumé dans le but de se la refiler l’un à l’autre. Beauté est juste pour eux un visage qui excite et un exutoire pour pulsions hormonales. Tu parles d’une poésie ! Et, non contente de s’en tirer, Beauté va devenir la cause d’une guerre…

Donc, le conte de fées est détourné, de manière nettement moins drôle que dans « Garulfo » (on ne rit guère, en fait), mais plus en direction d’une amertume quasi philosophique : la Beauté (et sa copine, la Laideur) est un masque qui peut réorienter la vie des gens en des directions qui éloignent la vie sociale réelle des aspirations profondes de l’être. La beauté et la laideur ont leurs contraintes en elles-mêmes, rien que par les pouvoirs qu’elles exercent sur autrui, quel que soit le niveau psychologique de l’individu concerné. Jung nous parlerait de sa Persona à ce sujet.

Deux embarras gênent la clarté du récit :

· La distance établie entre la laideur réelle persistante de Morue et sa Beauté apparente pouvait donner lieu à des représentations codifiées comme dans « Calvin et Hobbes » : dans cette série, le tigre Hobbes apparaît comme un vrai tigre lorsqu’il est sous le seul regard de Calvin, et comme une simple peluche inerte lorsque des adultes sont en scène. Ce parti n’a pas été retenu ici : Morue, transformée en « Beauté », apparaît dans les vignettes, successivement belle ou moche (planches 13, 20, 25, 40… un critère : présence ou pas d’un joli menton sur le visage), et ce, sans égard au fait que le regard des autres soit porté sur elle ou pas. On ne voit pas à quoi tient cette incohérence, d’autant que, contrairement à « Calvin et Hobbes » où la règle n’est jamais explicitement écrite, il est clairement dit ici que la beauté de Beauté n’existe que dans le regard des autres.

· Planche 39 : entrée en scène de la princesse Claudine. Le lecteur ne la connaît pas, et on voit une femme bleue assez moche dans les huit premières vignettes, qui n’a pas de nom. Subitement (9e vignette), on nomme une « princesse Claudine » (absente de tout ce qui précède), sur une vignette qui présente en plan rapproché une fille souriante en rouge. Le lecteur se dit : « Pas de doute, cette Claudine, c’est la fille en rouge ». Ben non… Faut suivre, parfois…



La féérie est donc désamorcée par la grossièreté des nécessités quotidiennes : les villageois veulent s’assouvir dans la nouvelle « Beauté », le beau Prince doit aller chasser tous les jours pour manger, comme n’importe quel employé doit aller bosser en laissant sa femme chez lui, ou encore faire ses courses au supermarché. Et la fée Mab a une sale réputation auprès des animaux de la forêt (dernière planche). Beauté est en fait entre les mains de son mauvais génie, et elle ne va pas en sortir comme ça…

Le duo Kerascoët a choisi un très beau graphisme en aplats de couleurs peu tourmentées de plis ou de rides. Loin de s’engager dans la recherche laborieuse d’un rendu de la 3D, avec moult dégradés plus ou moins réussis, la volonté d’accentuer la naïveté féérique et enfantine du dessin se manifeste par le parti pris d’aplatir le rendu en 2D : peu d’ombres, régularité des courbes et des traits droits sans nuance ; écrasement des feuillages d’arbres, comme passés sous un rouleau compresseur, et limités à des zones de couleurs uniformes entourant le squelette complet des branches. David B. avait déjà tiré de beaux effets de cette option.

Les orangés et les bleus-nuit, l’appétence pour les jetés calligraphiques des contours, évoquent quelques frises colorées minoennes ou étrusques, ou encore quelques miniatures iraniennes ou turques des grands siècles de l’enluminure.

Un récit un peu caustique donc, plus compréhensible par les ados que par les petits. Les grands auront dépassé l’âge de toutes ces vanités et coquetteries. Répétons-le bien souvent pour nous en persuader.
khorsabad
7
Écrit par

Créée

le 21 mars 2013

Critique lue 367 fois

1 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 367 fois

1

D'autres avis sur Désirs exaucés - Beauté, tome 1

Désirs exaucés - Beauté, tome 1
Cocolicot
7

Méfie-toi de tes désirs - Espérances

Morue est loin d'être une beauté. Risée de la communauté, moquée et rejetée, son physique inharmonique la condamne à toutes les cruautés. Mais si Morue n'est pas belle, son monde est un conte. Un du...

le 3 sept. 2017

4 j'aime

5

Désirs exaucés - Beauté, tome 1
iori
7

Beauté, Gloire et Amour?

Morue est moche et elle pue. C’est un peu comme ça que débute la vie de “Beauté”: la pauvre fille est laide, on la moque pour ça, elle est cantonnée aux cuisines où elle écaille tant de poissons...

Par

le 5 nov. 2015

2 j'aime

Du même critique

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

35 j'aime

14