Dans leur série Un monde en pièces les frères Ulysse et Gaspard Gry illustrent un concept particulièrement original en imaginant que les pièces d’un jeu d’échec vivent leur propre vie. Avec Deux cases avant la nuit, quatrième album de la série, la richesse visuelle n’a d’égale que l’intelligence du propos.


Tout d’abord, quelques considérations générales sur la série. Les auteurs suggèrent que tout ce qu’ils décrivent et racontent se situe sur un plateau où une partie d’échecs se joue, a priori entre deux humains. Mais, depuis le premier épisode, on ne voit jamais ces joueurs. On peut imaginer qu’ils finiront par apparaître, mais que notre duo maintient le suspense. Cela promet un final vertigineux, puisque les deux joueurs devraient occuper une position divine aux yeux des personnages que nous suivons, les deux joueurs eux-mêmes devant considérer les frères Gry tels leurs Dieux qui les manipulent comme des pions et les observent non sans amusement. Nous-mêmes, lecteurs.rices, occupons la position particulière de spectateurs.rices de l’ensemble. Les auteurs nous invitent donc à nous demander qui manipule qui. Autant dire qu’ils visent juste, puisqu’aux échecs, la stratégie est au centre de tout ce qui se passe. D’ailleurs, le duo ne se gêne pas pour montrer que ses personnages agissent selon des stratégies propres à leur nature. Voilà qui apporte un véritable cachet à la série : les frères Gry connaissent le jeu et son histoire marquée par quelques grands maîtres devenus mythiques, des stratégies marquantes, etc. Bien entendu, ils savent aussi comment les pièces se déplacent sur l’échiquier, ce qui influe sur leurs choix stratégiques. Ainsi, le fou n’avance que sur des diagonales (les fous… et leur hilarant slogan « Pour que ce monde aille enfin de travers »), la tour sur des verticales et horizontales. Ils intègrent aussi dans leur intrigue des particularités, avec le roque mais aussi la possibilité pour le pion, s’il parvient à avancer de six cases malgré sa faible envergure, à se transformer en dame et donc devenir une pièce fondamentale aux capacités de déplacement multiples. A noter aussi que tous les personnages portent des noms qui correspondent aux cases de l’échiquier comme les désignent les spécialistes. Exemple avec le chancelier Jaiseth (G 7), une tour dont le pouvoir vacille, mais qui va décider de monter au créneau… Tout aussi subtil, la migrante issue du jeu de dames (des liaisons aériennes relient les différents jeux de plateaux) s’appelle Idisse (I 10), ce qui évite toute confusion puisque le plateau des échecs comporte 8 x 8 cases contre 10 x 10 pour les dames (I est la dixième lettre de l’alphabet). Terminons cette présentation de l’univers de la série par le détail qui ne colle pas vraiment : s’il était vraiment question d’une partie et d’une seule, on ne devrait voir que deux tours de chaque couleur, idem pour les fous, etc. Or, les albums montrent que sur le plateau, c’est une foule de personnages qui s’agitent, en contrepoint de notre monde. Si les frères Gry tiennent en réserve dans leur chapeau un point qui leur permettra de contourner cette difficulté, mon estime pour eux montera encore d’un cran.


L’intrigue


Elle démarre avec l’assassinat de Caïn (K 1, voir l’épisode 1), en lien avec un complot mené par Jaiseth, tour blanche qui a réussi à obtenir le pouvoir chez les noirs. Après enquête, l’assassin finit par avouer (épisode 3), fragilisant la position de Jaiseth. Les frères Gry nous entrainent dans un univers très comparable aux films et romans noirs. Dans le présent album, Idisse qui aurait pu porter le chapeau (que d’ailleurs elle arbore magnifiquement, faisant à mon avis référence à une vieille affiche publicitaire Orangina) est mise hors de cause et peut réintégrer la communauté où son soutien lors des prochaines élections pourrait s’avérer déterminant. C’est l’occasion, une nouvelle fois, pour les auteurs de dézinguer à tout va par allusions à notre monde. Ils imaginent même une pandémie particulière et font référence au dérèglement climatique. On sait Ulysse particulièrement sensible à tout ce qui concerne l’environnement, depuis La revanche des espèces menacées (2021) et le récent Pour quelques degrés de plus (2023). L’intrigue permet donc aux auteurs d’évoquer notre monde indirectement, avec l’humour noir qui les caractérise. Et puisque le titre le sous-entend (la nuit sera forcément la fin de la partie : mat, pat nulle ou abandon, les paris sont ouverts), je tiens des frères Gry et de leurs éditeurs, que la série s’achèvera avec l’épisode 6. Propos échangés avec les personnes concernées lors du festival BD de Colomiers où les frères m’ont dédicacé l’album. Initialement ils envisageaient une série en 3 épisodes, mais ils débordent d’idées, au point que leurs éditeurs les freinent et ce d’autant plus que les albums sont relativement épais (215 pages pour celui-ci).


Les points marquants


Ce qui frappe dans cet album comme dans les précédents de la série, c’est l’usage du noir et blanc particulièrement adapté puisqu’aux échecs les noirs et les blancs s’affrontent. Ceci dit, ici on n’observe pas ce type d’affrontement (un pacte de non-agression a été signé entre noirs et blanc, instaurant le centre du plateau en zone neutre) et même les élections vont se jouer entre 6 partis qui présentent des candidats. Le superbe contraste noir/blanc met bien en valeur les dessins, surtout les nombreux de grande taille (parfois une double page), avec une narration qui dépasse régulièrement l’enchainement classique de cases. Comment ne pas signaler l’aspect ironique de ce noir et blanc proposé par des auteurs s’appelant Gry ! Il faut aller jusqu’à la page 185 pour observer quelques nuances de gris, encore faut-il être attentif car il n’y en a pas cinquante et elles n’occupent que peu de place. Quant au dessin, il reste toujours aussi élégant, avec une fascination évidente pour les belles courbes. Le résultat est un plaisir sans cesse renouvelé, aussi bien pour les yeux (beau jeu sur les perspectives, les cadrages et les ombres) que pour les esprits, car Ulysse (dessins) et Gaspard (scénario) Gry sont très inspirés et leur duo fonctionne parfaitement. Et si le scénario reste à mon avis secondaire pour l’instant, c’est que l’intrigue procède par séquences (rythmées par des chapitres et des premières de couverture du journal Le Pion. Il faut donc signaler que les auteurs font de multiples références (dont ici à la peinture et à la sculpture) et sont passés maîtres dans l’art du jeu de mots à partir de tout ce qui fait les échecs. C’est à peu près aussi illimité que les variantes de parties possibles !


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 12 déc. 2023

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