On se demande comment Jodorowsky a pu attendre ses 80 ans avant de traiter le sujet des Borgia. Les flots de sang, de perversion, de cruauté, de sexe et de décadence de cette Italie des XVe et XVIe siècles constituaient pourtant une matière rêvée pour le Maître chilien, grand pourvoyeur de sadismes latino-baroques, de détonants cocktails sexe-mystique-religion, et de mises en scènes exubérantes, pour ne pas dire expressionnistes.

Peut-être lui manquait-il Manara, un autre Maître, dont le dessin parfait se hisse à la hauteur des oeuvres picturales de la Renaissance italienne, contemporaine des évènements narrés ici. A chaque page, Manara nous offre des visages d'un réalisme et d'un relief inusités dans son oeuvre antérieure. Visiblement croqués d'après des modèles réels, ces physionomies sont rendues avec un luxe de nuances de volume et de couleurs qui hypnotise le lecteur. Savonarole, au visage rétracté, d'une virilité rugueuse dans son indignation purificatrice, est particulièrement réussi. Rodrigo Borgia et son spadassin Micheletto rayonnent également d'une intensité de vie en parfaite harmonie avec les passions qui les animent, et avec l'individualisme cynique des ambitieux de la Renaissance.

Jodorowsky et Manara ont visiblement communié dans une complaisance soutenue pour les situations érotiques. Manara fait bander le lecteur (masculin certes, mais peut-être pas que...) rien qu'avec les voluptueux jouvenceaux qui sont sacrifiés, lors de fort douteuses transfusions sanguines (écho des sacrifices sanglants païens) pratiquées pour prolonger de quelques minutes la vie du Pape Innocent VIII, à vrai dire déjà réduit à l'état de demi-spectre.

On peut donc s'imaginer quel frisson érotique nous parcourt l'échine lorsque Manara multiplie les filles dénudées, dans des situations sexuelles où l'immoralité voulue se mâtine de sacrilège ici et là : la statue de Saint Sébastien a droit à une fellation, et pas de la part d'une mocheté, s'il vous plaît (page 17), suivie d'une étreinte ardente dans une église (page 18); pour être élu Pape, Rodrigo Borgia vient circonvenir un éphèbe nu à l'antique, pédéraste en diable, et et un vieillard quasi centenaire qui se fait faire une gâterie par une beauté manarienne...(page 45). Ajoutons que, lorsque Rodrigo est élu, on ne pouvait résister à la tentation "pédagogique" de décrire la cérémonie très intime de la "seda stercolaria"...(pages 46 et 47). Quant aux querelles de Lucrèce et de Julia (pages 50 à 54), leur lutte à mort se solde par un fort voluptueux match nul... Le lecteur est servi.

Jodorowsky scénarise à la perfection. Pas une page sans mot ou images fortes, sans mouvement impétueux, sans le feu des colères et des passions. Les cruautés et les perversions satisferont les lecteurs épris de scènes chaudes. Derrière ce grand spectacle sourd l'ouragan libidinal comprimé et réprimé par la morale chrétienne, visiblement plus à l'usage du menu troupeau des fidèles que des hauts dignitaires de l'Eglise. En cela, Jodorowsky est sainement et incontournablement païen, et suggère que la Renaissance italienne coïncide avec l'éruption des instincts de jouissance individuelle placés sous très haute pression par quinze siècles de christianisme. Cela n'empêche nullement Jodo de nous parler régulièrement de Dieu sur Twitter, d'ailleurs.

On s'en voudrait de ne pas relever un des charmes majeurs de l'album : reconstituer la Rome de la Renaissance, ses insulae, ses arcades, ses restes antiques, ses parois roses et orangées, ses petites échoppes ouvertes sur une rue fangeuse, ses cours intérieures avec fenêtres à meneaux et motifs tréflés dans les écoinçons, ses loggias sous arcades enrichies de balustres, et même une vue originale sur le Colosseo (page 34); ses tenues ecclésiastiques, ses vêtements bariolés en face desquels nos minables costards-cravates stéréotypés permettent de mesurer à quelle dégénérescence esthétique nous sommes parvenus...

Seul bémol : Manara n'a jamais été très enthousiaste pour s'attarder avec détail et précision sur les parties des décors éloignées de l'oeil du lecteur; pages 12 et 39, il aurait pu porter à la perfection l'impression de vie exubérante en précisant les motifs des fresques et tableaux qui décorent les vastes salles somptueuses que l'action nous donne à voir. Manara, ici, se contente de quelques jetés de couleurs assez impressionnistes, le contraire de son style habituel en somme. Gilles Chaillet ou Jacques Martin ne se le seraient jamais permis.

Fête immorale des yeux, du coeur, et des passions plus ou moins secrètes que nous portons tous. Cet opéra nous révèle à quel point nous sommes païens dans un décor tout chargé de christianisme.
khorsabad
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le 23 mars 2013

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khorsabad

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