Ces dernières années, l'éditeur de Corto Maltese en France s'était rendu coupable d'hérésies mineures, entre nouvelles éditions dotées de couvertures hideuses et colorisation générale de tous les albums. Deux éditions pour chaque album, deux fois plus de ventes ? Puis, en conformité avec la tendance actuelle de proposer à sa fan base des univers cohérents et bien ordonnés, Casterman a cru bon de devoir numéroter les aventures du marin à la boucle d'oreille. Donner au lecteur un ordre à suivre ne va-t-il pas à l'encontre de l'esprit même du héros, apôtre de la liberté ? Plus récemment enfin, et plus grave encore, la maison d'édition a achevé d'ôter à la série toute once de romantisme, en complétant sa transformation en franchise à but purement commercial. Avec l'accord des ayants-droit d'Hugo Pratt, on a ainsi confié aux Espagnols Juan Díaz Canales (scénario) et Rubén Pellejero (dessin) la lourde tâche de faire à nouveau voyager la grande silhouette de Corto sur les sept mers du globe. En 2015, le très attendu Sous le Soleil de minuit avait globalement déçu, malgré les efforts indéniables de ses auteurs, et le plaisir des fans à retrouver leur héros, plus de vingt ans après sa dernière apparition.


C'est exactement le même sentiment que laisse ce nouvel opus, Équatoria. On distingue très clairement, tout au long des 72 pages des pérégrinations de Corto de Venise jusqu'aux sources du Nil, les grandes lignes du cahier des charges. On a droit, ainsi, à des villes emblématiques (Venise, Alexandrie et Zanzibar), des femmes mystérieuses et envoûtantes (Aïda, Ferida, Afra), des personnalités historiques (Winston Churchill, l'aventurier Henry de Monfreid et le poète grec Constantin Cavafis), un personnage de Pratt (le lieutenant Tenton, vu dans Les Scorpions du désert), une antique légende (le royaume du prêtre Jean) assortie d'un trésor, quelques vagues déclarations sur la poésie, la beauté et le sens de la vie, et deux ou trois clins d'œil graphiques au style d'Hugo Pratt (notamment la girafe en première planche). Au niveau du scénario, le boulot est fait, et Díaz Canales parvient même cette fois-ci à éviter certains écueils dans les dialogues, qu'avait créés notamment la présence de Raspoutine dans l'album précédent (du genre : « - Je hais les chiens, je hais le froid et je te hais, toi, Corto Maltese. - Arrête de pleurnicher comme une vieille fille, Ras. »). Quant aux dessins, le trait est séduisant, aussi bien dans les expressions des visages que dans les paysages, et Pellejero réussit à rester fidèle à Pratt sans le singer.


Si le cahier des charges est respecté à la lettre, Équatoria peine pourtant à susciter l'enthousiasme, et échoue exactement comme son prédécesseur, et pour les mêmes raisons. Pratt était un artiste de génie qui maîtrisait à la perfection non seulement le dessin et l'écriture, mais surtout l'alliance invisible de l'un et l'autre. Díaz Canales et Pellejero sont simplement de bons artisans qui travaillent sur commande... Comme la précédente, cette nouvelle aventure de Corto Maltese manque d'âme. Même le dossier qui précède n'est qu'une pâle copie des introductions passionnantes concoctées avant La Ballade de la mer salée ou : quelques dessins, une poignée de photos, une vieille carte et les préfaces verbeuses d'illustres inconnus.


En refermant l'album, j'ai enfin réussi à mettre le doigt sur le sentiment de malaise qui m'a accompagné durant la lecture : Pratt, qui a réalisé seulement 12 albums en 25 ans et mettait parfois trois ou quatre années à en boucler un, n'a jamais produit autre chose que des chefs-d'œuvre. Toutes différentes, les aventures originales du marin taciturne m'avaient toutes laissé rêveur ou exalté, cynique ou révolutionnaire, amoureux ou nostalgique. Jadis, un Corto Maltese moyen, ça n'existait pas. Il faut maintenant s'y habituer...

mazthemaz
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le 11 oct. 2017

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The Maz

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