Un excellent polar dans une uchronie steampunk

Ce tome fait suite à Grandville qu'il vaut mieux avoir lu avant.


L'histoire commence avec l'évasion d'Edward Mastock de la prison dans laquelle il était détenu, le jour de son exécution. À Londres, Roderick Ratiz rend visite à Archie Lebrock qui est en arrêt maladie depuis 3 semaines. Il le retrouve dans son salon sous l'emprise de l'alcool, dans un capharnaüm généré lors d'un accès de colère. En bon second, Ratiz entreprend de secouer les puces de son patron, il fait le ménage et il le provoque aux échecs pour le ramener à un semblant de réalité. Puis il lui annonce la nouvelle de l'évasion de Mastock que Lebrock avait arrêté dans le tome précédent. Ce dernier se rend dans le bureau du brigadier Bélier (son supérieur) où il apprend que l'enquête a été confiée à un autre que lui en son absence et que d'autres tâches l'attendent. Il décide donc d'agir officieusement pour retrouver ce dangereux terroriste et le capturer à nouveau. Son enquête l'emmène à Grandville où il se rend sur les lieux de meurtres de prostituées perpétrés par Mastock. Rapidement, ses découvertes l'entraînent dans le monde de la politique, le ramène à la mort de son propre père et la prise d'indépendance de l'Angleterre vis-à-vis de l'empire français.


Après la lecture de Grandville, je n'avais qu'une seule envie : c'est pouvoir retourner dans ce monde. Mais après une telle réussite, tenter un retour est toujours risqué pour l'auteur. Pour le créateur, 2 possibilités existent : refaire la même chose en plus fort, ou développer sa série dans une nouvelle direction. Bryan Talbot reprend le même mélange d'ingrédients en affinant leur distillation. Le détective inspecteur Lebrock reste un blaireau d'action (l'animal anthropomorphe, pas le trait de caractère), mais il a gagné en psychologie. Il utilise à niveau égal sa force et son intelligence. Talbot rend hommage aux suites logiques d'analyse et de déduction qui permettent de trouver le fil conducteur au milieu d'événements atroces. Il dose savamment les intuitions intelligentes et les erreurs de logique pour que Lebrock et Ratiz méritent leur grade de détective, sans que leur sagacité relève du surnaturel. Talbot ne se contente pas de rendre hommage au chevalier Dupin, à Sherlock et à leurs descendants, il insère également des composantes politiques crédibles. En fait, il réussit à jouer à la fois sur le tableau de l'uchronie (il faut avoir lu le premier tome pour comprendre car il ne réexplique pas la situation), et à la fois sur le tableau de notre actualité telle que la gestation des terroristes et le cercle sans fin de la violence qui engendre la violence (page 51). Coté action, Talbot joue également sur 2 tableaux. Il construit des scènes très premier degré évoquant l'innocence relative des romans d'action pour jeunes mâles du dix-neuvième siècle : tout est dans le plaisir de l'action, du mouvement, de la testostérone. Le méchant tombe sous les coups du héros, puis il revient frapper par derrière comme le sale traître qu'il est. Le héros doit son salut grâce à des artifices de romans pour jeunes adultes tels qu'une cotte de maille portée sous les vêtements. Et d'un autre coté, le héros utilise la même violence sadique, avec un code moral assez élastique. Lebrock n'est pas Tintin : il dispose d'une musculature impressionnante, d'une grande maîtrise des armes et il est décidé à exterminer Mastock. Il souhaite la mort du criminel. Talbot inscrit son récit également dans les polars noirs et politisés. La relation entre Lebrock et Billie oscille, elle aussi, entre l'amour platonique des héros de la jeune adolescence et l'amour tarifé des romans policiers pour adultes.


Cette fois encore, Bryan Talbot a tout fait tout seul (à part la mise en couleurs de 3 pages). Premier moment de plaisir : la prise en main de cette bande dessinée qui est de format européen (et non comics), avec une couverture cartonnée rigide toilée. Ensuite vient un motif qui s'étale sur 2 pages reposant sur un croisement improbable de roue dentelée et de papier peint du début du siècle. Du coup quand le lecteur arrive à la première page de l'histoire, il est déjà dans l'atmosphère steampunk du récit. Talbot reprend donc le dispositif d'animaux anthropomorphiques qui donnent une identité visuelle très forte aux personnages. Non seulement les personnages principaux deviennent inoubliables, mais en plus il glisse quelques trouvailles telle la mère maquerelle sur la base d'un hippopotame (évident après coup), ou le chien avec les babines retroussées qui conduit l'interrogatoire d'un suspect. En plus il continue d'insérer quelques références sympathiques telles que le Gaston de Franquin et le Lucien de Margerin en hommes de main. Mais le lecteur croise aussi au fil des pages Donald Duck ou un humain en costume de Marsupilami (page 33). Talbot accorde une grande attention à l'exactitude de ses décors en insérant quelques éléments d'époque (la réclame pour la "Vache qui rit" page 24), sans être ostentatoire. Talbot gère son récit de manière à ce que les scènes d'action laissent la plus grande place possible à l'image. Il a recours à l'infographie pour insérer un motif de papier peint ici ou là, toujours en prenant soin que ces petits plus augmentent la richesse de l'illustration, sans prendre le premier plan. L'utilisation d'animaux anthropomorphes ne se limite pas à donner des têtes bizarres aux personnages, il met à profit ces caractéristiques pour intensifier les expressions des visages et augmenter l'effet de certains accessoires (Billie qui est muselée au lieu d'être bâillonnée).


J'ai trouvé cette suite encore meilleure que le premier tome (alors qu'il n'y a plus l'effet de surprise). Le scénario est plus dense, les personnages sont mieux développés sur le plan psychologique (Ratiz dépasse largement la caricature de faire valoir du héros), les situations sont plus complexes. Les illustrations emmènent le lecteur dans ce monde étrange d'animaux parlant et marchant comme des hommes et de science rétro-futuriste, en rendant le tout plausible à défaut d'être réel. Ce récit constitue un divertissement raffiné et de choix, avec quelques moments plus profonds.

Presence
10
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Créée

le 14 sept. 2019

Critique lue 70 fois

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