À quoi bon communiquer avec l'autre ? Mieux vaut communiquer avec soi-même.

Il s'agit du treizième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.


Manabu Ito a accueilli Musumu Nakoshi chez lui, le temps que sa condition se stabilise. Nakoshi lui parle de Nanami, cette jeune femme élégante qui semble être une call-girl avec plusieurs protecteurs. Il est sûr de la connaître. Une fois à peu près rétabli, Nakoshi regagne sa place de stationnement à côté du parc public. Il repère Nanami et la suit dans l'immeuble chic en face du parc. Il se retrouve avec elle dans l'ascenseur et un de ses protecteurs qui l'embrasse goulument. Le lendemain elle vient toquer au carreau de sa voiture, et lui offre 27 hamburgers de qualité supérieure, en aumône. Il s'en suit une conversation où ils ne se comprennent pas. Nakoshi est certain d'avoir reconnu en elle Nanako Nanase, un ex de ses compagnes. Nanami lui soutient qu'elle ne l'a jamais vu et qu'elle travaille comme secrétaire pour une grosse entreprise, aidant les représentants des grands comptes à se diriger.


Ce treizième tome confirme l'orientation du tome précédent : l'intrigue prend une place plus importante. Qui est cette Nanami ? Où se trouve la vérité entre poule de luxe ou assistante de direction ? A-t-elle une sœur jumelle appelée Nanako ? Laquelle des 2 sait réellement dessiner ? La deuxième trépanation de Nakoshi a-t-elle occasionné des lésions irréparables ? Que cherche encore Ito en continuant à s'occuper de Nakoshi ? Ce dernier peut-il se fier à ses souvenirs incomplets ou est-il en train d'affabuler ?


À l'instar du mode de lecture développé dans les précédents tomes, le lecteur essaye de repérer, d'identifier et d'interpréter les éléments de la narration pouvant s'apparenter à des signes ou des symboles, apportant une signification aux événements, leur donnant un sens. Le symbole le plus évident, déjà établi dans le tome précédent, est celui du cercle vide. Nakoshi continue de le voir en lieu et place du visage de Nanami, comme si elle ne s'était jamais incarnée comme un individu à ses yeux, juste un corps féminin sans réelle personnalité intérieure, celle-ci se concentrerait alors dans le visage. Ce visage dépourvu de traits le conduit à la surnommer Face de Lune.


La deuxième utilisation de ce cercle vide correspond à un puits peu profond au fond duquel une jeune fille semble prisonnière et réalise un dessin avec une méthode originale. Elle noircit une feuille de papier, au crayon à papier, puis elle gomme le crayon pour faire apparaître une forme. Ainsi elle fait apparaître la forme qu'elle attribue à Nakoshi. Cette séquence incite le lecteur à penser que Nakoshi a rempli sa vie de réussites matérielles, et que maintenant il gomme le superflu. Pourquoi pas ? Mais cela n'explique rien en fait.


Au fil des pages, le lecteur va remarquer d'autres éléments narratifs récurrents tels que ce baiser baveux (le fluide corporel en tant qu'élément d'échange biologique entre les individus, thème développé dans les tomes précédents), un deuxième individu s'étant fait refaire le visage (le parachèvement d'une identité sociale, déconnecté de la personnalité profonde de l'individu), Nanami observant Nakoshi dormir dans sa voiture (comme l'avait fait la mère de Yukari dans le tome 5), etc. Mais voilà qu'en milieu de tome, Ito déclare à Nakoshi que "Trop attachés aux signes, l'essence nous échappe". Yamamoto serait-il en train de se jouer de son lecteur, et se moquerait-il de lui en lui faisant observer qu'il perd son temps à vouloir interpréter des signes ?


En prenant un peu de recul sur le comportement de Nakoshi, le lecteur s'aperçoit que celui-ci continue à s'intéresser uniquement à lui-même, à n'avoir d'interactions avec les autres (Ito et Nanami) que pour mieux cerner son identité. Il est devenu un individu totalement égocentrique, sans ouverture vers les autres, sans apporter quelque chose à ses interlocuteurs. Cette attitude est cohérente avec des symptômes qui indiquent un début de dépression, et un auto-apitoiement caractérisé. Elle est également cohérente avec le point de vue développé par Ito qui estime que les homoncules perçus par Nakoshi ne sont que des projections de différentes facettes de son expérience personnelle et de sa vie intérieure.


Le lecteur constate également que 2 autres thèmes connexes reviennent : celui du mensonge (repris par Nanami : "je ne peux pas embrasser les bouches qui mentent") et celui de la névrose plus ou moins prononcée (Nanami souffrant d'un trouble obsessionnel compulsif).


La série touchant à sa fin, le lecteur sait que l'auteur fait avancer son intrigue vers une résolution. Par contre, l'interaction entre Nakoshi et Nanami ne permet pas d'entrevoir ce qu'elle sera, entre confrontation avec son rapport aux femmes, et évolution de sa conception de l'existence vers un nouveau modèle.


Comme dans le tome précédent, plusieurs séquences présentent un aspect visuel très séduisant. Yamamoto réalise à plusieurs reprises des décors d'une précision affolante : le hall de l'immeuble, l'aménagement de l'appartement empoussiéré, la décoration luxueuse de la cabine d'ascenseur, le contenu d'un panier repas en osier, le parc avec une pièce d'eau en premier plan. L'acuité de la représentation de ces éléments indique au lecteur le niveau de concentration des personnages présents, l'attention qu'ils leur portent, l'importance qu'ils représentent dans l'instant présent. Ces éléments de décors ou ces accessoires dépassent leur rôle descriptif pour devenir des indicateurs de l'état d'esprit des personnages, de ce à quoi ils prêtent attention, ou des composantes de leur environnement qui influent sur leur flux de pensée, leur état émotionnel.


Hidéo Yamamoto joue donc sur la nature de l'identité de Nanami, femme à plusieurs facettes dont Nakoshi n'arrive pas à identifier la principale composante. Visuellement, il fait également en sorte que le lecteur n'arrive pas à assembler les différentes facettes de cette femme. Il y a sa manière de se trémousser quand elle marche vite en faisant osciller son postérieur et sa poitrine, mais lorsqu'elle se met à courir, elle adopte des gestes de sportifs, arrêtant de se dandiner. Il y a ce regard dur et cynique dans elle regarde Nakoshi droit dans les yeux. Il y a ce regard séduisant quand elle fait tout pour capter l'attention de Nakoshi. Il y a ce visage lisse et froid, à l'expressivité limitée du fait de la chirurgie esthétique, etc. Tout au long de leurs différentes rencontres, elle est une énigme aux facettes incompatibles, au comportement défiant la logique, prenant tour à tour le rôle de différentes femmes.


Une fois encore, Hidéo Yamamoto poursuit son intrigue, sans refaire la même chose, sans tourner en rond, en approfondissant le questionnement sur l'identité et la nature du moi par le biais des d'une introspection douloureuse, et de l'image de lui que les autres renvoient à Nakoshi. Sans événement dramatique, sans péripéties extraordinaires, Yamamoto entretient un suspense tragique et tient le lecteur dans la paume de sa main.

Presence
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le 31 janv. 2020

Critique lue 50 fois

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