Tout est révélé, rien n'est résolu, la vie continue.

Il s'agit du quatorzième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.


Les feuilles d'arbre virevoltent dans le ciel. Nanami est à nouveau installée sur le siège passager de la voiture de Musumu Nakoshi et lui demande de la raccompagner chez elle, moyennant une rétribution financière. Ce dernier l'emmène à la place de stationnement au bord de l'océan où il a l'habitude de souvent venir le contempler. Il s'en suit un face-à-face au cours duquel Nakoshi lit l'homoncule de Nanami.Il adopte le point de vue de Manabu Ito : tout ce qu'il voit n'est qu'une projection de ses propres expériences. Ainsi, il se sert de Nanami pour se remémorer tout ce que son moi conscient a refoulé. À la fin de cette analyse intense, il a l'étrange vision d'un visage imprimé en creux dans celui de Nanami.


Par la suite, il revient au campement de SDF dans le parc public. À la demande de monsieur Take (un vieux SDF), il intervient pour dissuader les agents municipaux de continuer à harceler Ita (un autre SDF) pour qu'il parte. Puis il se livre à l'interprétation de l'homoncule d'Ita, avec une intuition saisissante. Après il retourne dormir dans sa voiture en se demandant où il devrait aller.


Le face-à-face avec Nanami occupe la première moitié du récit ; il est très déstabilisant pour le lecteur qui découvre toutes les réponses aux questions qu'il pouvait se poser sur le passé de Nakoshi. Cela va de ses relations avec son père, à son complexe d'infériorité du fait de sa laideur, à sa motivation pour réussir ses études, à l'achat de sa première voiture, en passant par ses premières conquêtes. En l'espace d'une centaine de pages, tout est révélé. Le lecteur a l'impression d'être revenu au tome 2, avec Nakoshi décryptant un homoncule de manière virtuose et arbitraire. Cette impression se répète avec l'analyse de l'homoncule d'Ita le SDF.


Hidéo Yamamoto continue de jouer sur l'incertitude qui pèse sur les capacités de Nakoshi. Perçoit-il vraiment des homoncules grâces à une capacité extrasensorielle, ou tout cela n'est-il qu'affabulation d'un esprit dérangé ? Arrivé à ce stade du récit, la réponse à cette question ne préoccupe plus beaucoup le lecteur, puisque de toutes les manières dans le tome suivant (le dernier), elle n'aura plus aucun intérêt.


Le lecteur éprouve l'impression qu'Hidéo Yamamoto a construit ce tome comme un miroir du tome 2, l'avant dernier tome répondant ainsi au deuxième, dans une symétrie autour du tome médian (le tome 8) de la série. Alors que l'interprétation de l'homoncule du yakusa dans le tome 2 semblait artificielle et trop facile, la lecture de ces 2 homoncules est plus organique. Nakoshi ne tâtonne plus puisqu'il s'est déjà livré à cet exercice à plusieurs reprises. Yamamoto joue sur la notion de miroir, également avec le fait que Nakoshi voit son image psychique dans Nanami (comme si elle lui renvoyait), et que l'homoncule d'Ita présente une surface réfléchissante, lui renvoyant son image physique.


De séquence en en séquence, le lecteur pourra ainsi trouver d'autres signes et symboles (comme dans les tomes précédents). Yamamoto poursuit son utilisation de la face de Lune (une forme de visage, avec des cheveux, mais sans bouche, ni nez, ni yeux, ni sourcils, ni aucun signe distinctif). Il utilise la présence de corbeaux pour évoquer les tourments de l'âme humaine et le caractère morbide de l'état d'esprit d'Ita (avec certainement d'autres sous-entendus pour quelqu'un familier de la culture nipponne). À la noirceur des corbeaux qui s'envolent, il fait répondre la douce chute des flocons de neige qui tombent, marquant ainsi l'apaisement de l'esprit. À nouveau, Nakoshi va contempler l'océan sans cesse agitée par des vagues, comme l'esprit est sans cesse agité par des pensées, jamais au repos.


Le symbole le plus inévitable est celui de l'homoncule d'Ita : un gros œuf à la surface réfléchissante comme un miroir. Yamamoto ironise habilement sur la capacité de Nakoshi et le doute qui plane quant à sa véritable nature. Avec Nanami, Nakoshi projette sa personnalité sur elle, jusqu'à ce qu'elle s'imprime sur elle et qu'il puisse ainsi l'observer. Avec Ita, Nakoshi projette à nouveau sa personnalité sur lui (c'est la thèse d'Ito), qui lui est renvoyée par la surface réfléchissante de l'œuf. Yamamoto choisit une interprétation visuelle qui donne raison à Ito : le don de Naksohi n'est finalement que de voir son propre reflet dans les autres, de percevoir ce que les autres ont d'expérience en commun avec lui.


Du point de vue de l'intrigue, Yamamoto a adopté un rythme plus soutenu, avec les révélations en cascade sur le parcours personnel de Nakoshi, et la lecture rapide de celui d'Ita, sans compter la confrontation avec les fonctionnaires de la mairie. Au départ, le lecteur peut éprouver comme une forme de déception à voir le mystère ainsi levé, alors qu'il s'y était habitué. En plus la rapidité des révélations ne laisse pas le temps de les savourer. Avec du recul, le lecteur peut voir ça comme la preuve que Nakoshi a assez progressé dans le deuil de ses illusions sur soi-même pour regarder tout ce qu'il avait refoulé.


La lecture de l'homoncule d'Ita peut également se voir comme le fait que Nakoshi reconnaît en lui ses propres expériences, comme le fait que ces 2 individus sont des êtres humains, c'ets à dire qu'il partage la même expérience de la condition humaine. Finalement en ayant fait ce travail d'analyse sur lui-même, Nakoshi a finit par accepter, non pas ce qu'il était, mais ses propres actions qui l'ont façonné et ont abouti à ce qu'il est devenu. Nakoshi est un personnage tragique, non pas parce qu'il subit des coups du sort, ou parce qu'il est une âme noble. Il est un personnage tragique parce qu'il a pu concrétiser ses rêves (devenir beau, devenir intelligent, acquérir une position sociale enviable avec un confort matériel luxueux) et qu'il se retrouve incapable d'en jouir. Il avait des rêves (ou des ambitions), il les a réalisés, et cela ne lui a apporté ni le bonheur, ni la paix intérieure escomptée. Comme dit le dicton anglais, méfie toi de ce que tu souhaites, cela pourrait se concrétiser.


Comme pour les précédents tomes, cette analyse intellectualisée de la nature de la personnalité, de sa construction, du rapport à l'autre et de l'identité renvoyée par le regard des autres, revêt la forme d'un drame existentiel, d'un roman avec des personnages forts, et des visuels mémorables. Hidéo Yamamoto n'est pas un intellectuel rédigeant une thèse, c'est avant tout un conteur maîtrisant ses outils. Tout au long de ce tome, il compose des planches se lisant avec une rapidité folle, tout en contenant un nombre très élevés d'informations visuelles, ainsi que plusieurs images saisissantes, aussi bien pour leur qualités plastiques que pour le sens qu'elles portent.


Il y a pour commencer ces feuilles qui virevoltent au vent dans une vue en plongée sur la rue où est garée la voiture de Nakoshi, prise depuis le quinzième ou le vingtième étage. Ces feuilles sont comme autant d'individus ballotés au gré des épreuves de la vie entre l'aisance matérielle et le dénuement, ou même entre la paix intérieure et les tourments.


Quelques pages plus loin, il y a un dessin en double page : Nakoshi et Nanami vue au travers du pare-brise de la voiture, leurs visages étant invisibles cachés par le toit du fait d'un placement de la caméra au dessus du niveau du toit. Cette image montre 2 individus perdus dans leurs pensées, privés d'identité (puisqu'on ne voit pas leur visage), rapprochés par l'espace clos du véhicule, se dirigeant vers une destination indiscernable. C'est l'image d'un couple rapproché physiquement par les circonstances, allant ensemble vers une même destination, mais qui ne se parle pas, très émouvant.


Il est possible ainsi de relever de nombreuses cases très touchantes, alors qu'elles sont surtout descriptives, mais chargées d'affect du fait de leur place dans la narration, ou parce que Yamamoto a déjà développé l'état d'esprit des individus y apparaissant, ou encore parce qu'elles renvoient à des séquences précédentes. Ainsi, une petite case montre Nakoshi marchant tête baissée, ce qui renvoie à sa volonté de passer inaperçu (ce que lui avait fait remarquer monsieur Take), mais aussi à sa dépression parce que les autres ne le regardent pas. Il y a la minutie avec laquelle Yamamoto dessine chaque objet de la tente d'Ita, ce qui fait exister la détresse d'Ita, continuant d'avoir un chez soi bien rangé, avec le strict nécessaire. Il y a encore l'image du chef de la brigade chargée de déloger les SDF, avec son parapluie troué (une particularité de son homoncule), montrant sa vulnérabilité psychologique à se trouver face à ce dénuement, malgré l'agressivité avec laquelle il s'acquitte de sa tâche. Et bien d'autres encore.


Hidéo Yamamoto a encore atteint son objectif de ne pas refaire le même tome. D'un côté ce parti pris peut prendre le lecteur à rebrousse-poil, puisqu'à chaque fois il doit garder l'esprit ouvert quant à ce qu'il est en train de lire, se réadapter, s'interroger sur ce que l'auteur est en train de dire. De l'autre, c'est ce qui fait la richesse d'une narration intransigeante et exigeante, dense, intelligente, touchante, humaine.

Presence
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 31 janv. 2020

Critique lue 28 fois

Presence

Écrit par

Critique lue 28 fois

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime