Briser les modèles qui gouvernent ta vie

Il s'agit du quatrième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.


Après avoir observé la jeune fille (prénommée Yukari) dans l'établissement "Live seller", Manabu Ito décide de l'aborder. Il demande à Musumu Nakoshi de le seconder, simplement en observant la jeune fille (avec son œil gauche) et de l'avertir quand l'homoncule de Yukari subit des transformations significatives (Nakoshi doit l'avertir en se grattant la tête). Ito observe Yukari en train de chaparder dans un convini (un supermarché japonais) et en profite pour la déstabiliser et l'emmener dans un café. Il s'en suit une discussion menée par lui, où il lui fait perdre toute confiance en elle, et la convainc de l'accompagner de son plein gré dans un salon privé. Nakoshi observe le rendez-vous à la dérobée, puis raccompagne Yukari chez elle en voiture.


Dans le tome précédent, Hidéo Yamamoto avait posé cartes sur table en expliquant la nature des homoncules et en en proposant une application dérangeante et malsaine, sans voyeurisme. Contrairement à ce à quoi le lecteur pouvait s'attendre, Ito a d'autres idées en tête concernant Yukari, très concrètes (= profiter d'elle).


Au cours de ce tome, Yamamoto continue de développer son récit autour de plusieurs axes, déjà présents dans les tomes précédents. Pour commencer, le personnage de Manabu Ito devient plus complexe et plus trouble. Le lecteur s'interroge sur la nature réelle de ses motivations, ainsi que ces capacités impressionnantes en technique de manipulation. Yamamoto se garde bien d'en faire un manipulateur omniscient au dessus de la mêlée. En contemplant l'étrange homoncule d'Ito, Nakoshi avait déjà constaté qu'Ito présente des névroses comme tout à chacun. Au cours du face à face avec Yukari, l'assurance d'Ito se fissure : le manipulateur n'est pas invulnérable, ni à l'abri. La jeune femme manipulée et observée peut elle aussi manipuler et observer.


La première partie sert donc à mettre en place la discussion intime entre Ito et Yukari. Il s'agit donc d'un jeu de séduction malsain où Manabu Ito dispose d'un ascendant psychologique déloyal vis-à-vis Yukari, le plaçant dans une position dominante où il peut facilement abuser de la jeune fille, une relation toxique pour elle. Avec un peu de recul, le lecteur prend conscience que Yamamoto ne fait que raconter l'histoire d'une première rencontre entre un jeune homme et une jeune fille.


La manière dont il raconte cette première rencontre transforme cette situation quelconque en un jeu vénéneux et très visuel. Yamamoto intègre quelques éléments de psychologie soigneusement choisis, dépassant les considérations basiques habituelles. Il commence avec une séance d'analyse comportementale habile, Ito montrant à Yukari tous les signes de sa nervosité et de son mal être. Il continue avec un mélange entre la dualité inconscient/conscient et une touche de programmation neuro-linguistique.


Son récit prend une toute autre dimension grâce à l'usage des homoncules. Yamamoto n'est pas encore complètement à l'abri du simplisme. Nakoshi perçoit Yukari comme une silhouette humaine composée de sable. Quand Ito commence à la déstabiliser et qu'elle perd toute contenance, il représente sa silhouette se désagrégeant pour former un tas de simple informe : cette représentation correspond à un registre littéral, très premier degré. Dans la majeure partie des séquences impliquant la représentation des homoncules, Yamamoto les utilise comme des métaphores de l'état d'esprit de l'individu, et de l'évolution de la nature des rapports entre eux, ou par rapport à son environnement.


Plutôt que d'user d'un vocabulaire psychanalytique, Yamamoto montre les sensations, les sentiments et l'état d'esprit de l'individu. Par exemple, il a établi que Yukari adopte des comportements stéréotypés avec une aisance naturelle, de la même manière que son homoncule de sable prend des formes archétypales calquées sur ces comportements.


Ito emmène Yukari dans une arcade de jeu et il lui offre un petit ours en peluche qu'il a gagné. Le lecteur voit alors l'homoncule de Yukari prendre la forme de cet ours, alors qu'elle trouve un réconfort dans le contact avec ce doudou et qu'elle adopte le comportement d'un enfant rassuré par un tel objet. Elle se conforme (et se raccroche au comportement stéréotypé correspondant). Le tête-à-tête entre Manabu et Yukari devient alors un spectacle (du fait des formes exotiques des homoncules) de 2 individualités en train de se confronter, au travers de stratégies comportementales, esquivant et parant les manœuvres de l'autre, pour reprendre le contrôle de la situation. À ce titre l'enchevêtrement des homoncules de Yukari et de Manabu Ito constitue une image remarquable et saisissante de l'évolution de leur rapport.


Rien que pour cette longue séquence de séduction vénéneuse, ce tome mérite 5 étoiles. Les autres séquences recèlent également des perles narratives. Les dessins traduisent à merveille la personnalité perverse et narcissique de Manabu Ito, ainsi que l'ascendant qu'il exerce sur Musumu Nakoshi. Le lecteur prend plaisir à décoder ses gestes, ses postures, ainsi qu'à observer l'évolution de sa garde-robe. Yamamoto réussit à faire exister ce personnage bien au-delà de son rôle trouble dans l'intrigue.


Hidéo Yamamoto renouvelle également le tour de force du tome précédent lorsque Nakoshi se met à chantonner en conduisant, et que son esprit se focalise sur les chiffres figurant sur différents supports (panneaux publicitaires, compteur, etc.). Le nombre de pages dont il dispose lui permet de mettre côte à côte le visage de Nakshi, les éléments que sa vision enregistre, la progression de la voiture, produisant ainsi une accumulation révélatrice du cheminement de la pensée du personnage. Sans un seul mot, l'auteur expose les sensations ressenties par Musumu Nakoshi et les fait partager au lecteur, uniquement par le biais de dessins réalisés sur une feuille de papier en 2 dimensions, c'est-à-dire uniquement par le sens de la vue.


Ce tome comporte finalement assez peu de dialogues, ce qui permet au lecteur de mieux les apprécier. Il se rend compte que dans cette composante, Hidéo Yamamoto fait également en sorte que chaque mot compte, apporte quelque chose à la narration. Il s'amuse à corrompre des phrases stéréotypées en les plaçant dans un contexte qui leur donne un nouveau sens, et une force émotionnelle étonnante (la meilleure étant peut-être : "Je ne laisserai jamais les désirs d'un garçon briser mon rêve."). Difficile de ne pas être troublé quand Nakoshi déclare à Yukari : "Ta chaussette gauche, je te répondrais si tu l'ôtes".


Hidéo Yamamoto s'empare de la scène de séduction initiale entre une jeune femme et un jeune homme, pour la pervertir en une scène d'horreur psychologique pénétrante et perspicace, servie par des visuels inventifs et révélateurs. Le dernier tiers du récit montre Hidéo Yamamoto déployant une maestria élégante pour faire apparaître le paysage intérieur de Musumu Nakoshi, avec une économie de mots magistrale.

Presence
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le 26 janv. 2020

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