Un « Constantinopolis » à sa façon (…et c’est une très belle façon.)

Forcément, quand on m’a mis ce Journal inquiet d’Istanbul entre les mains, j’ai pensé à Persepolis de Marjane Satrapi.
Même postulat consistant à retracer sa propre enfance via la B.D.
Même parcours d’immigration face à la montée de l’islamisme.
Même démarche mêlant humour, gravité et pédagogie…


D’une certaine manière donc, ce Journal inquiet d’Istanbul est une sorte de Persepolis à la sauce turque, avec la montée d’Erdogan et de l’AKP en toile de fond à la place de la révolution islamique d’Iran…
…Et même si je m’en veux un peu de commencer à vous parler de cette B.D. en imposant cette comparaison forcément réductrice entre le travail d’Ersin Karabulut et celui de Marjane Satrapi – et rassurez-vous on va rapidement la dépasser – je me l’autorise néanmoins car cela me permet de vous donner une petite idée du type de plaisir que j’ai pu prendre en parcourant ce Journal inquiet, mais sans trop vous en révéler pour autant…
Parce que oui, s’il y a bien un mot que j’ai envie de retenir de ma relation avec cette œuvre c’est bien celui-là : « plaisir ».


Plaisir d’abord pour la patte personnelle.
Dès la première image, Karabulut parvient à se poser comme un personnage de B.D. à part entière ; notamment en se présentant de manière littérale comme un petit lui dans une case qui se balade dans un grand lui plus adulte.
Cette idée du personnage mi-adulte/mi-enfant est vraiment une amorce qui a su faire mouche me concernant. Elle permet de donner tout de suite du sens à ce style visuel à la fois très travaillé mais en même temps flirtant parfois cartoonesque. Il permet aussi d’amener ce double regard sur la société turque en optant à la fois entre le regard naïf de l’enfant et le discours pédagogue de l’adulte.


D’ailleurs, le plaisir est clairement aussi venu de là : de la préciosité du témoignage…
…Et quand je parle de la préciosité du témoignage, je ne fais pas forcément référence à la seule dimension politique de l’ouvrage car, à mes yeux, la vraie force de ce Journal inquiet tient justement au fait qu’il soit intime.
Parcourir la Turquie de la fin XXe au côté d’Ersin Karabulut, c’est découvrir des loisirs d’enfants, des pratiques familiales, des particularismes culturels singuliers, et c’est observer tout ça à hauteur d’homme…
…Et même si il y a bien évidemment quelque-chose de très égotique dans le fait de se dessiner soi-même pour mieux se raconter soi, je trouve malgré tout que Karabulut parvient à garder un regard suffisamment naïf, critique et distancié à l’égard de son personnage pour que cet ego ne vienne pas faire de l’ombre à la Turquie qu’il entend montrer ; une Turquie qui prend forcément plus de sens pour le lecteur profane que celle-ci est incarnée au travers d’une expérience de vie particulière…


Car oui, dans Journal inquiet d’Istanbul, la montée en puissance de l’AKP c’est un voisin qui soudainement prend la barbe et vous ignore, c’est un groupe de mollah qui vient vous attendre en bas de chez vous pour vous faire savoir qu’ils savent où vous habitez, ou bien c’est tout simplement un proche qui se fait descendre froidement sans que les pouvoirs publics ne daignent lever le petit doigt…
Mais là où, à mes yeux, ce Journal a su générer chez moi le plus grand des plaisir – et qui le distingue en cela grandement de Persepolis – c’est dans la démarche plastique globale qu’il propose.
Je ne veux pas retirer à Marjane Satrapi son statut d’autrice de B.D. mais, de son propre aveu, elle s’est mise à la B.D. sur le tard, suivant l’influence (diront certains) de David B. Et s’il serait erroné de dire que son trait manque de personnalité, d’expression et de caractère, le fait est que cela reste un trait simple qui peut certes avoir ses forces, mais qui a aussi toutes ses limites.
Avec Ersin Karabulut, on a quand même affaire à un tout autre type d’auteur. Karabulut dessine depuis tout petit, il s’est très vite orienté vers cette activité au début de sa vie adulte. Dit autrement, en termes de dessin et de composition, le mec il se pose quand même là…


…Or ce que je trouve de particulièrement fort avec la manière de composer ses pages, c’est qu’il parvient presque à se faire documentariste, en reconstituant avec élégance des lieux, des atmosphère, des populations… Bien sûr tout ça passe au travers du prisme d’auteur, mais c’est aussi là que se trouve l’intérêt de la reconstitution par la B.D. Le trait, la couleur, la composition sont autant d’éléments dont l’usage en B.D. a ses spécificités et qui permet dès lors d’obtenir un rendu qui lui est propre…
…Qui lui est unique.


Or unique, ce Journal inquiet l’est. Indiscutablement.
Et même si je regretterais peut-être le fait que sur son dernier tiers il devienne bien plus grave et sérieux, plus didactique et solennel, oubliant dès lors la fraicheur et la richesse de ton de son début, il n’empêche que cette tendance finale n’a entamé en rien ma profonde envie de lire la suite...
En ce mois d’avril 2023 (moment de rédaction de cette critique) aucune date n’a encore été annoncée pour la sortie du tome 2, mais vous pouvez être certain que désormais, l’actualité du journal inquiet de Karabulut a désormais rejoint les pages de mon journal d’intérêt… ;-)

Créée

le 18 avr. 2023

Critique lue 187 fois

3 j'aime

Critique lue 187 fois

3

D'autres avis sur Journal inquiet d'Istanbul, tome 1

Journal inquiet d'Istanbul, tome 1
matatoune
9

Critique de Journal inquiet d'Istanbul, tome 1 par matatoune

Ersin Karabulut raconte dans son roman graphique, Journal inquiet d’Istanbul, son cheminement en tant que dessinateur depuis son enfance jusqu’à son arrivée comme rédacteur en chef d’un journal...

le 22 sept. 2022

1 j'aime

Journal inquiet d'Istanbul, tome 1
YvesMabon
10

Critique de Journal inquiet d'Istanbul, tome 1 par Yv Pol

Ersin Karabulut naît à Istanbul au début des années 80, de parents instituteurs, ce qui ne garantit pas l'aisance financière. Son père réalise de petites peintures pour boucler les fins de mois...

le 27 févr. 2023

Du même critique

Tenet
lhomme-grenouille
4

L’histoire de l’homme qui avançait en reculant

Il y a quelques semaines de cela je revoyais « Inception » et j’écrivais ceci : « A bien tout prendre, pour moi, il n’y a qu’un seul vrai problème à cet « Inception » (mais de taille) : c’est la...

le 27 août 2020

237 j'aime

80

Ad Astra
lhomme-grenouille
5

Fade Astra

Et en voilà un de plus. Un auteur supplémentaire qui se risque à explorer l’espace… L’air de rien, en se lançant sur cette voie, James Gray se glisse dans le sillage de grands noms du cinéma tels que...

le 20 sept. 2019

206 j'aime

13

Avatar - La Voie de l'eau
lhomme-grenouille
2

Dans l'océan, personne ne vous entendra bâiller...

Avatar premier du nom c'était il y a treize ans et c'était... passable. On nous l'avait vendu comme l'événement cinématographique, la révolution technique, la renaissance du cinéma en 3D relief, mais...

le 14 déc. 2022

158 j'aime

122