Il faut être bien sûr de soi pour s’auto-spoiler de la sorte. La quatrième de couverture, généralement affectée à quelque citation énigmatique ou à quelque amuse-gueule affriolant, se compromet ici à lister tous les ingrédients que l’on trouvera dans l’album, dans l’ordre. Où l’on constatera que cette énumération peut tenir lieu de synopsis, et qu’Alain Ayroles procède en quelque sorte par vocation encyclopédique, revisitant tous les grands thèmes afférents au grand roman d’aventures de navigation, de trésor et de pirates.


Encore une fois, c’est le propre des grands auteurs que de renouveler des thèmes rebattus sans aucunement chercher l’originalité du fond de l’intrigue. Cervantès nous parlait encore de la chevalerie, après mille ans de littérature chevaleresque.
Ayroles et Masbou persistent à tenir leur pari, en instillant dans leurs textes et leurs dessins la même jubilation pulpeuse.
Alors, là, on arrive à l’île au trésor, et, bon, tout ne se passe pas comme prévu. Le diable est dans les détails, chère amie, et les héros ne sont guère plus avancés à la fin de l’album qu’au début, mais quelle densité d’aventures entre les deux termes ! Même le passage obligé dans la panse de Léviathan, tel Jonas, ne manque pas au programme (planches 17 à 19 et planches finales). La carte des pages de garde (Isles Tangerines) entre dans la bonne vieille tradition des cartes de pays mythiques, et fait preuve d’un humour décalé en multipliant à plaisir les toponymes sinistres.
La loufoquerie des situations entre pour beaucoup dans le comique qui s’impose même dans les situations les plus tragiques : guider un navire fantôme en se servant d’un poulpe géant pour orienter un monstre marin, j’ai pas encore appris à faire ça, tiens ! Prendre une poule pour un perroquet, ça rabaisse le caquet des prétentions héraldiques du chef des pirates (planches 14 et 34).
Le lapin Eusèbe nous touche par sa volonté d’occuper toute sa place dans le récit, alors que sa petite taille, et même sa voix ténue le condamnent à ne pouvoir tenir une barre de navire (planche 2) et même à n’être nullement écouté par ses amis quand il prend la parole (planche 3) ; englouti par une coiffe de pénitent dans l’épisode précédent, le voici presque mangé par un crâne humain (planche 15). Les intrigues amoureuses prennent de l’ampleur, mais celle de Don Lope prévaut, puisqu’il a sa belle à proximité, ce qui n’est pas le cas de Maupertuis. Quand sa chérie Séléné fait le sujet de la conversation, c’est pour récupérer le thème archaïque de l’enfant trouvé pourvu de signes de naissance, thème usé dès les romans de la Grèce antique... (planche 13). Même les personnages « secondaires » sont régulièrement remis en scène, et leur personnalité tend à s’enrichir. La bohémienne aimée de Don Lope se révèle beaucoup plus riche de ressources que pressenti ! Et même le freluquet emperruqué qui tremblote prend de l’épaisseur (planche 43).
Une trouvaille, c’est Bombastus sur l’île déserte, collage de divers personnages des siècles plus ou moins proches de ceux de l’action : entre Léonard de Vinci pour les machines volantes, Copernic pour le titre du bouquin qu’il a écrit, Von Braun par son nom « Wernher », Paracelse par son nom « Bombastus », voire Ptolémée par son « Almageste », Bombastus est un loufoque Professeur Tournesol, à peine plus efficace que Gaston Lagaffe, mais universel par son savoir et son sens du bricolage (je lui demanderais bien de venir me construire une baraque comme le sienne, tiens !). Bon, sa théorie du vide est un peu bizarre, mais préférable à celui qui nous vient de la vie politique. Le vol enivrant du « Vespertilion fulminant » (planches 32 et 33) nous rappelle d’autres morceaux de bravoure présents chez Garulfo. On rappelle que le Vespertilion est, dans la nature, une chauve-souris. Bombastus a même les honneurs de la couverture, en posture du « canon de la figure humaine », de Léonard de Vinci.
Bien que les palmiers et les plages de sable de rêve se prêtent assez peu à des références théâtrales, Ayroles continue à orner sa narration de références théâtrales et d’effusions poétiques délectables. La première planche ressemble à s’y méprendre à une répétition théâtrale sur scène (eh oui ! il y a bien une scène de théâtre dans « Le Hollandais Volant » qui hante les mers !) : Kader et Maupertuis lisent attentivement leur texte, et démarrent simultanément, avec des gestes excessifs. Théâtre aussi dans le grimage des héros lors de l’assaut contre le vaisseau pirate (planche 6). Théâtre encore dans le thème du vieillard qui convoite d’épouser sa fille adoptive (planches 10-11).
Le registre de langue se fait précisément fort soutenu là où on ne l’attendrait pas. Un pirate analphabète et sanguinaire s’exclame, en pleine terreur : « Ô lugubre catafalque gréé de suaires que vomit l’Océan stygien ! » (planche 5). Moi aussi, je parle comme ça à mes copines. Qui changent souvent, d’ailleurs, j’sais pas pourquoi. Exploitation comique du jargon technique de la marine à voile (planche 16).
Remarquable morceau de bravoure poétique de haut niveau lors de l’abordage du vaisseau pirate (planches 6 et 7), cumulant la rigueur de l’alexandrin, les références classiques et l’accompagnement strict de l’action en cours. Chapeau ! Et l’album se conclut sur une élégie gastronomique dont la chute est un beau jeu de mots.
Masbou nous ravit avec le rendu de ses eaux marines, savamment translucides et plus concrètes que nature, avec un long travail sur les reflets du soleil sur chaque vaguelette (planche 3) ; un sommet de beauté est atteint planche 23 ; avec les dégradés ravissants de ses cieux maritimes (planches 8 et 9) ; on notera que ses eaux marines semblent d’une viscosité nettement supérieure à la normale, ce qui leur donne une certaine sensualité (planches 10, 22) ; reliefs, festons, brillances, les îles Tangerines sont un décor rêvé pour un dessinateur talentueux (planche 33) ; très beau port de Venise (planches 6 et 7) ; réalisme ahurissant d’une pente végétalisée sur l’île déserte (planche 25) ; maison de rêve bâtie dans un arbre (planche 27). Et l’île Tangerine fait figure de Paradis terrestre (planche 40). Le village des sauvages a quelque chose des habitations sur pilotis au toit incurvé du pays toraja (Indonésie) (planche 42).
A peine sent-on les procédés par lesquels Ayroles prolonge la série, qui devait s’achever au bout de ce troisième tome : le projet, en suspens, de Kader voulant s’emparer de Maracaïbo (planche 24), et le finale, en noir et blanc, entre les « disparus ».
La qualité paie toujours. Même si on doit passer de trois tomes à plus de dix...
khorsabad
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le 18 nov. 2013

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