L'Enfer
7.6
L'Enfer

BD de Yoshihiro Tatsumi (1971)

Le gekiga par la lecture de l'inventeur du mot

Yoshihiro Tatsumi est l'inventeur du mot "gekiga" et par conséquent un des créateurs de cette dynamique de bandes dessinées s'adressant plutôt à des adultes.

Le lire directement permet de se faire une idée plus juste de la naissance de ce mouvement. Par exemple, on va prétendre que le dessin est plus réaliste que dans les mangas pour enfants. Cet aspect ne me semblait pas évident dans les mangas de Tezuka considérés comme des concessions à ce nouveau genre : Ayako, Kirihito, MW, Barbara, etc. Il y a un trait caricatural qui demeure chez Tezukka. Les dessinateurs des mangas de Kazuo Koike ne correspondent pas non plus à du réalisme : Lady Snowblood ou Lone Wolf and cub. Le réalisme des dessins est une évolution plus tardive de l'histoire du manga qui a fini par rattraper manga et gekiga, à une époque où la distinction n'opère plus et où le gekiga se fond parmi les mangas.

Les dessins de Yoshihiro Tatsumi ne sont pas caricaturaux comme ceux de Shigeru Mizuki, mais ils appartiennent tout de même à une sorte de croquis rapide à des fins satiriques. D'ailleurs, les dessins plus réalistes dans L'Enfer sont plutôt liés à des moments d'évocation de l'Histoire, cas évident du dessin du ministre à Hiroshima dans la nouvelle qui donne son titre au recueil. Le dessins du ministre sur la première page mélange un visage réaliste et un buste réaliste aussi à un corps un peu bizarrement proportionné, puis on a un visage très soigné en fait de réalisme sur la dernière page, avec effet de bouclage du récit par retour à un m ê me instan t historique du début à l a fin.

Non, le gekiga utilise bien les ressorts de dessins plus sommaires, mais en basculant de l'humour potache joyeusement lumineux à la farce amère. Farce amère, c'est ça le dessin d u gekiga première formule, pas celui de Kazuo Koike, mais celui de Yoshihiro Tatsumi.

D'évidence, Tatsumi prend le contrepied des mangas, et c'est un désir violent en son for intérieur. Il ne voulait pas la bonne humeur, il voulait l'amertume, la hideur tragique, et ce n'est pas que les récits soient adultes par le réalisme, par un récit plus mature, car Tatsumi reste dans les profils de narration propres au manga. Il inverse l'humeur, mais il est mangaka dans sa narration au même titre que Tezuka, Mizuki et d'autres, et il est dans la manière de dessiner son époque aussi malgré tout. Oui, il se passe quelque chose, mais il n e faut pas l'extrapoler non plus.

Je vais rendre compte d'autres mangas de cet auteur dans les prochains jours et prochaines semaines, j'affinerai ce que j'ai à dire sur les dessins et j'en parlerai à c e moment-là.

Toutefois, pour la mise en page, les compositions, Tatsumi n'a pas du tout le génie d'un Tezuka, il est loin derrière. Mais ça reste quand même de bonne facture et ses dessins font tout de même de l'effet, et puis il a un don de raconter des choses intéressantes et de savoir ménager des récits à chutes.

Si Tatsumi a inventé le mot "gekiga" en 1957, le recueil d'histoires L'Enfer est contemporain des grandes créations gekiga de Tezuka Auako, etc. C'est un recueil d'histoires courtes publiées dans des revues, le plus souvent en 1973. Il y a une histoire de 2003, toutes les autres furent publiées entre 1971 et 1979. Il y a treize histoires qui font entre vingt et trente pages chacune. La première histoire qui donne son nom au recueil a été publiée en 1971 et est de loin la plus saisissante. Elle revient sur Hiroshima. Une personne assiste à une cérémonie et revit les instants après le bombardement et l'événement qui a marqué sa vie. On commence par un dessin pleine page avec le personnage droit qui regarde une ombre détruite avec opposition de sa tête qui s'incline d'un côté et la coupole en ruine qui penche anormalement de l'autre avec son effet de masse écrasante sur le point de s'effondrer.

La description des scènes vues à Hiroshima est saisissante. On a un humour grinçant de l'exploration de la ville pleine de corps vitrifiés et de corps vivants en bouillie, et puis le phénomène de la pluie noire traité métaphoriquement, Pluie noire titre d'un film d'un réalisateur japonais majeur. Et puis, on a le motif des ombres fixées sur les murs suite à l'effet nucléaire, on a le rappel que les américains ont détruit toutes les photographies qu'ils pouvaient pour éviter d'être accablé par le jugement de l'Histoire, et ici le personnage voit sur un mur une image de vie intime, un fils qui frotte le dos de sa mère. C'est la partie la plus belle de cette histoire courte. La fin de l'histoire a un côté Blow up d'Antonioni mais la façon dont cela est amené est assez maladroite et discutable malheureusement, mais ça reste intéressant, puisque la visée de l'auteur est d'ironiser avec pessimisme sur les moteurs intéressés des actions humaines, même philanthropiques.

Derrière le désenchantement et la satire, le regard humaniste à la Tezuka n'est pas absent de ces récits puisqu'ils sont souvent volontairement édifiants. L'humour n'en est pas absent, humour grinçant, mais une touche de légèreté n'est pas toujours exclue, quoique superposée à une dénonciation ironique de la vanité, je pense au mannequin de vitrine.

Il y a quelques éléments perturbants de fantastiques, mais très peu, ce sont le plus souvent des récits plutôt réalistes qui grossissent les défauts humains et leurs passions avec des chutes étonnantes. Il y a un petit côté récits à la Non Non Ba de Mizuki, ce sont des tranches de vie mais de personnages qui demeurent assez farfelus., avec des niais ou idiots qui viennet aussi sur la scène. Signe du gekiga, les scènes sexuelles sont abondantes avec du viol, des adultères par vengeance, etc. Mais il s'agit toujours d'histoires sexuelles négatives enfermant les personnages dans leurs échecs et leurs folies absurdes, il s'agitr de scènes sexuelles mettant en représentation un certain dérangement mental, ce qui correspond bien à ce qu'on perçoit à la lecture de mangakas héritiers de ce qu'a initié Tatsumi : les scènes sexuelles sont très dérangées dans les gekigas de Tezuka, Kazuo Koike et dans les shônen agressifs de Go Nagai. Ce n'est qu'un peu plus tard que les mangas ont fait la part d'une sexualité coquine plus apaisée.

On voit d'ailleurs d'où viennent les clichés des mangas à fan service sexuels de ces quarante dernières années.

Lire Yoshihiro Tatsumi permet de voir d'où viennent certains lieux communs actuels en leur donnant un contexte, on comprend comme c'est apparu, et en même temps Tatsumi nous fait voir une époque de l 'histoire du Japon à travers des bandes dessinées. Ce n'est pas le mangaka où la sociologie est la plus évidente, mais il est tout de même sensiblement important au plan de la psyché japonaise des années 60. C'est clairement un document d'histoire.


EDIt : en lisant la postface, je dois introduire une petite nuance. L'auteur explique qu'il a dû renoncer à publier dans des bibliothèques de prêt avec des livres loués exprès aux gens les plus pauvres, saufr qu'à la fin des sixties elles disparaissent avec la télé et les magazines. L'auteur e st passé a ux magazines et il explique qu' au début d e sa carrière i l faisait des histoires comiques puis il a fait des r é cits plus scénarisés sous l'influence de T e z uka, et donc quand il a inventé le gekiga i l était plus dans la veine r éaliste a v ec u n récit qu'on suit. E n pa ssant aux histoires courtes des magazines il a hésité à redevenir u n auteur comique et finalement il a décidé de mélanger les deux, faire un récit réaliste mais en introduisant du comique et du comique qui rend joyeux. C a r e n effet il y a un côté gag m arqué dans les récits et les fins d'histoires s'accompagnent souvent d'une rédemption ou d'un sentiment que la vie continue. Et quand c'est résolument dramatique i l y a au moins une fierté sauvée.

Pour le récit qui a une chute fantastique, n ote z qu'il y a une explication réaliste possible, puisque l a femme violée travaillait dans le restaurant. Soit elle soit une amie employée a mangé la main du patron. Les récits fantastiques sont rares en tant que tels. L'histoire de la sirène on a le point de vue du gars aliéné et le r é cit ne se termine pas sur une incertitude.

On a parfois aussi un r écit où un élément secondaire a de l'importance. Par exemple, dans le r é c it sur les clochards dans une gare, il y a un président déchu qui pleure puis ne pleure plus et commence à a ccepter et à apprendre s a nouvelle vie. S a p résence dans le récit est discrète puisqu'on se concentre surtout sur le père qui élève d e s cafards et n'ose pas approcher sa fille, qui meurt sans que sa fille qui a rendez-vous a vec un garçon n'en sache rien. La présence du président donne un contrepoint intéressant à l'arrière-plan. On comprend la séparation des deux mondes et la logique d'acceptation pour être apaisé...

davidson
7
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le 24 nov. 2023

Critique lue 29 fois

davidson

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