La série légendaire de Jodorowsky et Moebius associe deux génies très particuliers, qui ont su conjuguer leurs créativités pour élaborer une série à plusieurs niveaux de lecture.

Au premier degré, on est dans un monde de science-fiction, une de ces invraisemblables métropoles à mille étages empilés les uns sur les autres (comme dans « The Long Tomorrow », de Moebius et Dan O’Bannon), et dont on se demande comment les niveaux inférieurs ne sont pas tout simplement écrabouillés par la masse des édifices auxquels ils servent de soubassement. Deux caractères s’imposent d’emblée dans ce décor : sa verticalité et son artificialité. L’une et l’autre atteignent de tels degrés que l’on est entraîné d’office vers le rêve et tous les fantasmes d’entassement. Dans cette métropole, un puits vertigineux donnant sur un lac d’acide après une chute interminable accueille les nombreux candidats au suicide, qui ont donné son nom à cette « Suicide Allée ».

On comprend ces malheureux suicidaires. Ce monde est totalement artificiel, sans la moindre nature à l’horizon (d’ailleurs, il n’y a pas d’horizon). Les humains abrutis et conformistes qui peuplent cette métropole sont parqués comme des termites dans des appartements situés à tous les niveaux de ces architectures verticales, et que l’on appelle des « conapts » (terme inauguré par Philip K. Dick). Les bestioles – pardon, les humains qui acceptent de vivre dans ces conditions ont un mental au ras des pâquerettes (mais personne ne sait ce que peut bien être une pâquerette) : bouffer, baiser, se droguer, regarder des émissions de télé consternantes (« Pipi Caca Popo », planche 21), céder à des mouvements de foule haineux (planche 1bis) ou superstitieux (planche 16). Tout est artificiel, même la bouffe et la baise. Pour cette dernière, Jodorowsky – dont on sait qu’il fait grand usage de scènes de sexe de préférence bien perverses – a conçu des « homéoputes », terme dégoulinant d’ironie acide pour désigner des gynoïdes (c’est le pendant féminin des androïdes) sexy qui assurent des satisfactions sexuelles à tous les mâles de la cité. Amateurs de romantisme, barrez-vous ! On copule tant qu’on veut, mais l’amour, euh, c’est quoi au juste ? Parce qu’on paye par carte de crédit dans des établissements spécialisés (planche 10). Et on se drogue avec du SPV, on boit du « ouisky ».

La satire corrosive jodorowskyenne s’attaque au politique : on ne vote pas pour le Président, on le clone en transmettant son esprit dans un nouveau corps, plus vigoureux et moins laid ; la titulature officielle veut qu’on l’appelle « son ophidité majeure ».

L’artificiel, le faux, le frelaté traînent partout et soulignent la coupure tragique avec la nature : même le Bourbon est du « faux » Bourbon (planche 5). Une affreuse vieillarde est capable de se transformer en vierge d’un érotisme torride grâce à son « holomaquillage » (planche 7). Le Président n’est pas élu mais cloné (planches 20 et 21). Derrière tous ces bricolages ingénieux et répugnants, Jodorowsky met en scène une mythologie de la Technique, résumée dans le terme « Techno ».

La métropole conserve les déplorables habitudes de ségrégation socio-spatiale qui font la joie de notre belle civilisation (enfin, ce qu’il en reste) : les aristocrates habitent en haut, près de la surface.

L’intrigue – toujours au premier degré – tourne autour d’un objet bizarre, l’Incal, sorte de minuscule pyramide lumineuse, dotée de pouvoirs et d’une belle intelligence, qui tombe entre les mains de John Difool, « détective privé de classe R », quadragénaire sans charisme et au visage qu’on ne risque pas de confondre avec le traditionnel beau blond qui va tabasser les méchants pour embrasser la princesse qu’on a, bien sûr, enlevée au préalable. Non. Difool est un médiocre qui fuit les ennuis et les complications. Moyennement courageux, sans ambitions et sans projets, pensant à autre chose quand il fornique, il passe son temps à se faire poursuivre par des tas de gens ( ? – ce mot est parfois discutable) qui veulent mettre la main sur L’Incal.

Poursuites et moments forts s’enchaînent sans désemparer, et l’amateur d’aventures classiques trouvera son compte dans ce récit d’action. Qui court après John Difool ? Les robots de la police, très impersonnels ; les mutants, sortes d’humanoïdes rouges croisés avec des gorilles ; les méchants Bergs, envahisseurs au bec crochu, aux yeux de batracien et à corps d’arthropode; les tueurs de l’Amok ; les Bossus du Président ; et, in fine, un valeureux guerrier, le Méta-Baron.

Derrière les péripéties de cet épisode mouvementé se donne à lire un second degré, encore plus intéressant. Jodorowsky étant un spécialiste en ésotérisme, et Moebius n’ayant plus à faire ses preuves en matière de récits initiatiques, il serait étonnant de ne point trouver dans « L’Incal » une basse obstinée qui sert de trame discrète à la multiplicité des évènements narrés. Déjà, le héros s’appelle « Difool » - qui peut se lire comme « deux fois fou » ; or, le « Fou » figure dans le Tarot (sur lequel Jodorowsky est intarissable). Il signifie l’errance incertaine à l’écart des règles établies, sans but conçu à l’avance. En tant que 22e Arcane Majeur du Tarot, il est surnuméraire, inclassable, inintégré, par conséquent ouvert aux aléas de la Transcendance, par opposition aux conditionnements crétinisants auxquels se plient les habitants de la métropole. En tant que 22e Arcane Majeur, le Mat (Le Fou) fait la transition entre deux cycles d’évolution, le premier cycle commençant avec l’Arcane 1 (Le Bateleur). Tiens ? Dans « Le Monde d’Edena », Moebius nous a montré une « Papesse » (Arcane 2) dans la posture et avec les accessoires du Bateleur (Arcane 1). Moebius et Jodorowsky ont dû se mettre à deux pour faire de John Difool un anti-héros paumé s’engageant dans une recherche de soi.

Quel soi ? Eh bien, l’Incal n’est peut-être pas un Soi individuel, mais il en a beaucoup de caractéristiques : il est extrêmement lumineux et illumine de l’intérieur tous ceux qu’il approche (planches 12 et 13, 16 et 17) ; il confère la parole aux animaux et permet de prophétiser dans un style apocalyptique (planches 16 et 17) ; il permet de léviter (planche 22bis). Sa forme pyramidale-triangulaire évoque l’œil de Dieu contenu dans un triangle de la tradition judéo-franc-maçonne. L’Incal attendait pour dire quelque chose que John Difool s’adresse à lui (planche 26) ; sa réplique : « Tu t’es enfin décidé à poser une question » ne peut qu’évoquer le tragique et mystérieux mutisme de Perceval devant le passage du Graal.

La structure mythique-initiatique du récit emprunte à d’autres traditions. Le titre déférent par lequel on s’adresse au Président (« Son Ophidité Majeure ») renvoie au Serpent, qui n’est peut-être pas sans rapport avec celui de la Genèse. Plus substantiellement, l’individuation alchimique imprègne la deuxième moitié de l’album. John Difool est transformé par l’Incal en un candidat à l’initiation qui doit faire son unité intérieure, donc affronter son Ombre (junguienne) à un moment ou à un autre. Mais, dans un premier temps, John Difool est composite, hétérogène ; il est divisé en ses éléments (devrait-on dire « élémentaux » ?) simples et fondamentaux dans l’ésotérisme : Air (Pensée), Eau (Sentiment), Feu (Passions), Terre (Lourde et paresseuse) ; joli travail de mise en scène de ces élémentaux planches 27 et 28, judicieusement présentés comme étant en conflit mutuel.

Donc, John Difool va devoir passer par les stades de l’initiation alchimique ; pour simplifier abusivement, on dira que le premier, c’est l’ « Œuvre au Noir » ; or, John Difool est aiguillé (de manière un peu difficile à saisir) vers « L’Incal Noir » (titre de l’album, tout de même !), qui se trouve dans la cité Technos (sorte de lampe de chevet dont le haut porte une pyramide inversée encastrée – planche 29. La pyramide divine inversée suggère l’orientation négative du monde Technos : la technologie enracine dans la Terre et ferme l’ouverture vers le ciel (ce qui est la fonction normale de toute bonne pyramide).

Les Technos sont des geeks pâles aux lunettes noires, qui, loin de tout sentiment humain, récupèrent des organes humains dans une boucherie très informatisée pour construire l’ « Œuf d’Ombre » (planches 30 et 31). On appréciera, planche 35, à quoi ressemble le « Pondeur d’Œufs d’Ombre » dans le règne de la Ténèbre. L’Incal Noir utilise le vivant déchiqueté pour en faire des machines. C’est l’anti-Créateur, le Prince de ce Monde.

Toujours alchimiquement, le « fils » du Méta-Baron (planches 38 à 40) s’appelle Solune ; un alchimiste même débutant y verra aisément la contraction de « Sol » (Soleil) et « Luna » (Lune), qui symbolisent les principes masculin et féminin dans l’Œuvre...

La patte de Jodorowsky se reconnaît aux scènes de sexe originales (copulation bestiale d’une jeune fille style Vierge Marie avec un homme-loup, planche 6) ; aux couplages entre un héros « sérieux », et un adjuvant, original et souvent drôle, qui apporte la note d’humour nécessaire : John Difool est accompagné par Deepo, une sorte de ptérodactyle sympa et glabre, qui se met à parler comme Milou, tandis que le Méta-Baron se fait assister par un robot, « Tonto » (« Imbécile ») ; aux découpages, tronçonnages et mutilations de chair vivante, récurrentes chez le Maître chilien (planches 27, 30 à 32).

Le dessin de Moebius, nettement plus détaillé que dans les épures cristallines du « Monde d’Edena », conserve malgré tout une simplicité qui lui permet d’une part d’être très lisible, d’autre part d’offrir au regard d’assez vastes plages de couleurs immaculées, singulièrement lumineuses et contrastées, qui constituent un élément de séduction majeur de cette série. On reste bien loin des broussailles surchargées qui rainurent et cabossent les personnages et les décors de « Blueberry », probablement sous prétexte de faire « réaliste » et « viril ». Planches 1bis, et 4, on appréciera la variété et l’imagination architecturale des édifices qui s’entassent dans la métropole, et qui empruntent tout autant aux courbes, aux arcs, aux cylindres, aux cônes, aux tubes qu’aux lignes droites verticales que l’on attend volontiers dans ce genre de décor ; on ne se refuse même pas des motifs nettement plus traditionnels, comme des lucarnes de toit sommées d’un pinacle et des balustres, ou des colonnades (planche 4). Et, tout le long de l’album, on appréciera les formes originales et les couleurs des machines, des véhicules, des costumes.

On a assez de mal à donner du sens aux fautes d’orthographe, assez nombreuses, qui traînent dans les lettrages des textes. Moebius soigne mieux sa prose, d’habitude.

Un récit très riche, à plusieurs registres.
khorsabad
9
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le 22 mars 2015

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khorsabad

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