L’obsolescence programmée de nos sentiments, on s’en fout, on n’aura qu’à dire que quand on aime on

À lire avec de nombreux extraits sur : http://branchesculture.com/2018/05/29/lobsolescence-programmee-de-nos-sentiments-roman-graphique-zidrou-aimee-de-jongh-histoire-amour-vieillesse-resignation-adaptation-miracle-feel-good/


Parmi les blockbusters mettant en scène des héros incontournables, il est plus surprenant de voir qu'un roman graphique, a priori anodin (vous verrez, il n'en est rien) fasse parler de plus en plus de lui, ces derniers jours, alors qu'il ne paraît que dans deux jours: L'obsolescence programmée de nos sentiments par Zidrou et Aimée de Jongh. Vaste programme à l'heure où l'on switche, zappe et passe vite à autre choses, en ce compris sur nos écrans obsédant et jamais trop avare de nos attentions, alors que le temps passe et que nous le perdons parfois dans des pérégrinations futiles. Alors oui, lâchez-tout et empoignez-le ce beau roman dessiné, cette belle histoire d'aujourd'hui. Et de demain aussi.


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Résumé de l'éditeur : Lui, il s'appelle Ulysse. Il est veuf depuis plusieurs années et lorsqu'il perd son travail de déménageur, à 59 ans, une grande solitude s'empare de lui. Impossible même de s'entourer de ses enfants : sa fille est morte dans un accident à l'âge de 16 ans et son fils est très pris par son travail. Elle, c'est Mme Solenza. Méditerranée de son prénom, 62 ans au compteur. Ancien modèle (elle a fait la couverture de Lui dans sa jeunesse !), elle ne s'est jamais mariée et tient la fromagerie de sa mère qui vient de décéder après une longue maladie. Si leurs jours s'écoulent tristement et leurs occupations ne suffisent pas à masquer l'isolement qui est le leur, c'était sans compter un miracle émotionnel. Car entre cette femme et cet homme va se tisser une histoire d'amour d'autant plus belle qu'elle est tardive, et merveilleusement porteuse d'avenir...


"Pour tout bagage on a sa gueule, Devant la glac' quand on est seul
Qu'on ait été chouette ou tordu, Avec les ans tout est foutu
Alors on maquill' le problème, On s' dit qu' y'a pas d'âg' pour qui s'aime
Et en cherchant son coeur d'enfant, On dit qu'on a toujours vingt ans... (Léo Ferré)"


On le savait qu'en s'envolant avec la Bondrée qui l'a fait découvrir, on n'avait pas fini d'entendre parler d'Aimé de Jongh et de la bonté et de la générosité dont son crayon s'imprègne pour toucher au plus près de l'humanité. Et c'est une histoire y répondant parfaitement que Zidrou lui a concoctée. Une histoire fragile et délicate, à l'image des deux protagonistes de ce roman graphique qui avec des choses toutes simples nous en a mis plein les yeux, des esquisses de sourires, des étoiles, quelques larmes soudaines avant l'éclaircie. Beaucoup de vie, quoi, entre la mort, l'amour et, surtout, le temps qui passe et marque de ses traces indélébiles nos corps et nos visages. Nos pensées et nos réflexions intérieures aussi, mais ça, on les laisse souvent à l'examen de conscience que chacun s'en fera.


Haut, bas, fragile. Ulysse sait très bien comment ça marche depuis le temps qu'il déménage des vies, ça fait si longtemps qu'il est dans le métier. Mais comment fait-on avec un humain désorienté, déboussolé, qui ne sait plus s'il doit s'élever ou se rapetisser ? Là, les muscles ne suffisent pas, il faut s'employer à se remettre sur pied. Ulysse, c'est un marin qui n'a jamais pris le large, resté planté là. Et, sans doute, un peu plus aujourd'hui, sur le quai, désarmé et démobilisé : il est mis à la retraite, anticipée. Et comme les coups du sort se sont chargés de faire le vide dans son intérieur, Ulysse se dit que, le boulot, il n'avait que ça pour se sentir résister.


De son côté, Méditerranée (c'est tout un art de trouver les noms les plus justes qui soient à des personnages éphémères - enfin pas si sûr, et Zidrou en devient un maître un peu plus à chaque album) ne peut s'empêcher de fixer cette pomme rouge, bientôt ratatinée, qui ne peut l'empêcher de pensée que la Blanche Neige qu'elle était s'est muée irréparablement en sorcière. Miroir, miroir, il est bien loin le temps des covergirls que chantait Rapsat et Hervé Vilard a passé son tour pour lui chanter "Ma vie sera la tienne, Méditerranée...nne". Y'a danger pour l'étranger, et étrangère dans son propre corps, cette sexagénaire n'est pas loin de s'en sentir proche. Et pourtant...


... pourtant, c'est dans une salle d'attente (où l'on prend plus l'habitude de se méfier des microbes des uns et des autres que de se regarder), que le destin de ces deux terriens en manque de grand large malgré leurs prénoms de voyageurs va se croiser et se nouer. Un noeud coulant, d'abord, un noeud d'écoute ensuite. Il n'est jamais trop tard pour (ré)apprendre à se lier, à se liguer. Lui et elle contre le monde entier. Contre le poids des âges, les miroirs fallacieux et le regard des autres qui leur fait souvent écho. Pourtant ces deux-là ont la tendresse juvénile de ces adolescents qui s'ôtent leurs vêtements plus ou moins férocement pour la première fois. Une séquence dans laquelle Aimée De Jongh change de ton pour engager toute la puissance du crayonné, de ses élans... Quatre pages pour briser les écarts du temps et restaurer l'éclat universel de deux amoureux qui s'aiment, quel que soit leur âge. Car ce n'est pas du troisième âge qu'il est question, mais de vivants dont les rides ont finalement peu d'importance, sans besoin de catégoriser.


Avec Aimée De Jongh, l'auteur multirécidiviste (il ne faudrait pas croire qu'il n'y a que les truands qui le sont!) qu'est Zidrou a trouvé une remarquable perle pour mieux faire des étincelles vivifiantes. La jeune auteure néerlandaise dévoile un peu plus tout son feeling et sa capacité à contenir l'émotion pour ensuite faire céder tous les barrages. Jouant à la fois de pudeur et la mise à nu, Aimée De Jongh en finit de nous désarmer dans une série de quatre planches appelée à marquer les esprits : celle où, sous le regard des auteurs bienveillants (et comment pourrait-il en être différemment du lecteur ?), l'héroïne se déshabille pour mieux scruter son reflet, ses seins qui tombent, les varices proéminentes, une peau nomade entre les rides... "Le corps se résigne plus vite que l'âme". C'est formidablement dit, mais Méditerranée n'en est pas encore convaincue, plus que les gros plans sur les parties de son corps qu'elle a appris à détester, c'est dans l'oeil de son personnage qu'Aimée De Jongh fait la différence.  Comme devant la caméra d'un réalisateur (n'est-ce pas ce qu'est Aimée ?), Méditerranée doit se déshabiller comme "il y a un an, il y a un siècle, il y a une éternité", et ça n'a rien d'anodin. On sent tout de son vacillement, de sa crainte. La dessinatrice y met la nuance et le doute, le désarroi mais l'envie de vaincre, malgré tout car on est encore loin de l'épitaphe, que l'amour ne fera jamais tache.


En s'accrochant au bonheur peu à peu retrouvé par leurs deux héros, Zidrou et De Jongh nous racontent une histoire plus grande qu'eux, qu'on peut investir quelles que soient notre vie et nos expériences. L'obsolescence n'était qu'un postulat défait avec souveraineté et élégance par deux auteurs qui ont engagé toute leur foi en l'être humain et en une chienne de vie qui ne veut pas toujours aboyer et aime se faire cajoler. L'obsolescence programmée de nos (vous remarquerez, comme une confirmation, que moi, vous et même eux, sommes inclus dans la discussion) sentiments, c'est encore beaucoup d'autres choses que je vous laisse le soin de découvrir. S'il y a la mort après la vie, il y a encore de l'amour après la vie et de la vie après l'amour. Les deux auteurs livrent un album d'une classe féconde et universelle, sincère et vaillante. Qui, par-dessus tout, tombe tellement au bon moment pour réconforter son monde... et le nôtre.

Branchés_Culture
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le 30 mai 2018

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