Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2018, écrits par Jeff Lemire, dessinés et encrés par Andrea Sorrentino, avec une mise en couleurs réalisée par Dave Stewart. Il comprend également les couvertures originales réalisées par Sorrentino et les couvertures alternatives réalisées par Jeff Lemire (*3), Jock, Tom Whalen, Cliff Chiang, Greg Smallwood, Dustin Nguyen, Skottie Young.


Norton Sinclair (un jeune homme) est en train de considérer un tas de sacs de déchets. Il porte un masque anti-poussière de type FFP2. Ayant pris sa décision, il enfile des gants de chirurgien pour fouiller dans les ordures. Il finit par détecter ce qu'il est venu chercher : une mince écharde de bois. Il la récupère précautionneusement et la met dans un bocal en verre qu'il referme avec un couvercle, et qu'il met dans sa besace. Il rentre chez lui, dans un appartement à la propreté douteuse. Il vient poser le bocal avec son écharde sur une étagère abritant plusieurs pots au contenu similaire. Il recule d'un pas et considère les 5 étagères remplis de bocaux. Il enlève son blouson, s'assoit sur son lit, et récite un Notre Père. Le père Wilfred arrive au terme de son voyage en voiture, dans la petite ville de Gideon Falls. Il remplissait la fonction de professeur au séminaire, mais l'évêque l'a envoyé là pour succéder au précédent prêtre. Après avoir garé sa voiture devant l'église, il est accueilli par Gene Tremblay, une femme âgée qui lui montre son logement et qui lui explique qu'elle s'occupait du père Tom qui l'a précédé.


Le père Wilfred (surnommé Fred) indique à Gene Tremblay qu'il souhaite rester seul pour se reposer. Juste comme elle part, il lui demande comment est décédé son prédécesseur. Elle lui répond qu'elle préfère ne pas en parler. De son côté, Norton Sinclair est en pleine séance avec sa psychothérapeute la docteure Angie Xu. Il a remis son masque anti-poussière qu'il conserve pendant la consultation. Il lui demande si elle croit au Mal. Elle évoque son obsession avec les déchets urbains. Il explique que c'est comme si une intuition le guidait pour choisir les morceaux de bois qu'il ramasse, peut-être même une voix. Elle lui répond qu'en tant que bouddhiste elle ne croit pas en l'existence d'un diable. Elle ajoute qu'il faut qu'il travaille à contenir son obsession, sinon elle se verra dans l'obligation de demander son retour en institution. Norton Sinclair termine la session en indiquant qu'il comprend la nécessité pour lui de reprendre du contrôle sur ses comportements. Il sort et commence à marcher pour rentrer chez lui. Il ne peut pas s'empêcher de ramasser un clou tordu dans la chaussée. La nuit, le père Wilfred se réveille au son d'une voix qui l'interpelle : il s'agit du père Tom qui se tient assis sur une chaise à côté de son lit.


Le lecteur est fortement intrigué par la couverture, avec cette presqu'île dont la forme dessine celle d'un buste humain de profil. Les auteurs ont décliné ce motif dans les autres couvertures, à partir de champs vus du ciel pour l'épisode 2, d'une marina pour l'épisode 3, d'une station d'épuration pour l'épisode 4, et de 2 autres paysages côtiers pour les épisodes 5 & 6, toujours en vue du ciel. Ces images annoncent une forme de relation entre un individu (ou plusieurs) et les sites concernés, comme s'il y avait imprimé sa marque, comme si sa conscience agissait sur la géographie des lieux. S'il est un lecteur habituel de comics, le lecteur est également curieux de découvrir une nouvelle série de Jeff Lemire, scénariste canadien prolifique et souvent original surtout sur les séries qui lui appartiennent en propre. Il est tout aussi curieux de découvrir une nouvelle collaboration entre Lemire et Andrea Sorrentino qui avaient imprimé la marque de leur forte personnalité sur les séries Green Arrow (épisodes 17 à 34) et Wolverine: Old man Logan. Il absorbe inconsciemment l'imagerie de la série véhiculée par les couvertures (et peut-être la quatrième de couverture s'il l'a lue) qui indique qu'elle s'inscrit dans le genre horrifique, ce qui fait naître plusieurs attentes en lui.


Le lecteur est un peu décontenancé par l'image d'ouverture qui se trouve à l'envers. Il s'agit d'un dispositif déjà employé par Lemire dans d'autres de ses séries, par exemple Trillium. Cette image renversée peut sembler gratuite, mais le scénariste réutilise ce principe de tête bêche par la suite, créant ainsi un motif visuel qui génère l'idée d'un lien entre 2 mondes, dans la tête du lecteur. Si cela lui a mis la puce à l'oreille, le lecteur relève d'autres occurrences de liens visuels par la suite, à commencer par ce clou ramassé par terre, qui répond au clou dans la main du père Tom, et que le lecteur associe aussitôt à l'image du Christ en croix présente par la suite. Les auteurs induisent par ce biais l'existence de liens entre des faits se produisant fortuitement et à des endroits éloignés, sous-entendant l'existence de forces invisibles, à l'œuvre de manière imperceptible par le commun des mortels, instillant l'idée qu'il existe des liens de cause à effet qui expliquent des faits a priori sans relation. Le lecteur se retrouve alors dans le bon état d'esprit pour une intrigue de complot et de forces occultes. Pour matérialiser ces manifestations surnaturelles, ils ont choisi la forme d'une grange noire (black Barn), plus anodine que réellement menaçante.


D'ailleurs, le lecteur est pris un peu à contrepied s'il connaît déjà le travail d'Andrea Sorrentino. L'artiste a su s'émanciper de l'influence de Jae Lee, très marquée à ses débuts. Il semble avoir choisi sciemment de se restreindre dans la composition de pages complexes, ce qui était une de ses marques de fabrique jusqu'alors. Le lecteur retrouve une page dont les cases sont disposées comme des rayons autour d'une case ronde dans le premier épisode, une similaire dans le deuxième épisode, des cases donnant l'impression de bandelettes arrachées dans le troisième et le quatrième, rien d'aussi flamboyant que par le passé. Il faut attendre l'épisode 4 pour Sorrentino se montre plus aventureux avec des cases représentées comme des facettes de cubes disposés pour former le symbole de l'infini, puis une traversée des apparences par Norton Sinclair d'ans l'épisode 5, et des effets plus étonnants dans l'épisode 6. Pour le reste, le lecteur a l'impression d'évoluer dans un monde triste et cafardeux, que ce soit dans les séquences centrées sur Norton Sinclair, ou celles centrées sur le père Wilfred


Effectivement, Dave Stewart réalise une mise en couleurs, à base de nuances grises et brunes, ternies. Celui lui permet de jouer un fort contraste avec une teinte rouge vif lors d'un moment de violence ou de passage vers le surnaturel. Ce choix de mise en couleurs engendre un effet de fadeur des dessins, sans aucune mise en relief autre que la couleur rouge utilisée avec parcimonie. Andrea Sorrentino donne l'impression d'avoir fait un choix similaire, en proscrivant les effets spectaculaires. Il reprend son mode de représentation habituel et personnel. Les dessins donnent l'impression de photographies retouchées et simplifiés pour chaque décor : l'appartement de Norton Sinclair, les champs de blé aux alentours de Gideon Falls, le parc où Sinclair & Xu s'assoient sur un banc, le cabinet de la docteure Xu, la cellule de prison de Wilfred, etc. Le lecteur observe que Sorrentino fait fortement varier la densité d'information visuelle dans les arrière-plans, mais que la mise en couleurs de Dave Stewart permet de conserver une impression homogène. L'artiste utilise une approche également quasi photoréaliste avec les personnages, mais avec des traits de contour plus fins, parfois jusqu'à en être cassants. De ce fait, ils bénéficient tous d'une apparence très distincte, à la fois pour la morphologie, le visage et la tenue vestimentaire. Dans le même temps, les simplifications apportées dans quelques textures permettent de plus facilement intégrer les protagonistes dans les décors, ou de les raccorder avec une manifestation surnaturelle.


Le lecteur plonge donc un monde proche du sien, mais baignant dans une ambiance vaguement dépressive qui constitue une indication sur l'état d'esprit de Norton Sinclair, obnubilé par sa recherche de fragments de bois, sur celui du père Wilfred avec un passé chargé, et même sur celui d'Angie Xu pas très sûre de pouvoir améliorer l'état de son patient. Jeff Lemire présente encore quelques personnages au lecteur, mais en nombre restreint : la shérif Clara Miller, ses adjoints Reggie et Tony Ballard, son père, un couple Joe Reddy & Janet, et l'évêque qui reste sans nom. La narration établit rapidement que le père Wilfred et Norton Sinclair sont liés par leur capacité à percevoir la Grange Noir, chacun à leur manière. Le scénario déroule l'intrigue de manière linéaire avec juste deux évocations légères du passé (l'histoire personnelle de Norton Sinclair qui reste assez superficielle) et l'existence du frère disparu d'un personnage. Le lecteur se laisse emmener dans les 2 lieux principaux, mais n'arrive pas à s'investir dans les 3 personnages les plus présents, ou à ressentir un soupçon d'effroi quant à la nature trop vague de la Grange Noire. La lecture est sympathique et professionnelle, mais dépassionnée, sans éclat, avec des rebondissements classiques.


Ce premier tome n'arrive pas à impliquer totalement le lecteur. Jeff Lemire & Andrea Sorrentino ont choisi de diminuer le niveau de spectaculaire ou de flamboyance visuelle de leurs précédentes collaborations, pour une narration plus réaliste et finalement plus terne. Le lecteur n'arrive pas à ressentir un niveau d'empathie suffisant pour les personnages, et il éprouve de forts doutes quant à la consistance potentielle du mystère de cette Grange Noire qui reste encore très générique à la fin de ce premier tome.

Presence
6
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le 6 janv. 2020

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