Latex, American Ninja et virilité galopante: Le difficile héritage des années 90

Les années 90 restent, dans l'esprit des amateurs de comics, un moment-charnière. L'événement emblématique de la période est sans doute la première vraie mort de Superman, des mains du caillou bodybuilder et inarrêtable connu depuis sous le nom de Doomsday, un événement qui, pour le meilleur comme pour le pire, a changé à jamais la face du monde de DC comics mais aussi l'industrie du divertissement en général (je reprends ici de façon extrêmement caricaturale les arguments de Max Landis, que vous pouvez voir en VO ici). La mort -et le retour- de Superman, avec sa fameuse coupe mulet et son costume noir, sont assez connus même des non-fans. Ce qui l'est moins, en revanche, c'est que durant son absence momentanée pour cause de mortalité subite, Superman est remplacé par trois bouche-trous qui, s'ils sont armés de capacités plus ou moins similaires à celles de leur prédécesseur, font preuve d'un sens moral plus... approximatif. Ce n'est qu'après avoir réaffirmé sa domination sur ces trois ersatz que Superman -le vrai, cette fois- pourra reprendre la place qu'il avait auparavant (encore une fois, je fais rapide et je vous renvoie vers la vidéo de Landis).


Pourquoi cela nous intéresse-t-il quand il s'agit de parler de Batman: Prey (1990) et de Batman: Terror (2001), réunis dans l'édition française sous le nom de La proie d'Hugo Strange? Parce le thème de la mort du héros (ici à prendre au sens symbolique) et de son remplacement par un équivalent moins noble, plus violent, qu'il devra finalement défaire pour être rétabli dans ses fonctions aux yeux de lui-même, de ses acolytes et évidemment du lecteur sont également au cœur de ces deux récits. De plus, comme The Death of Superman, Batman: Prey introduit un nouveau méchant, pensé soit comme l'inverse soit comme le contraire du héros, et qui a suffisamment marqué le lectorat pour être ramené à intervalles réguliers sur le devant de la scène.



  • Doomsday est plus ou moins l'inverse de Superman: il vient également de Krypton et est doté des mêmes pouvoirs surhumains grâce au soleil jaune de notre système; la seule différence entre eux réside dans des motifs idéologiques (Doomsday vit pour tuer, point). Donc leur combat est d'abord un combat au sens propre, où les deux participants se collent des super-mandales.

  • Hugo Strange, lui, apparaît plutôt comme le contraire de Batman. D'abord, là où Batman est traditionnellement un taiseux qui s'épanche lors de monologues intérieurs, Strange ne vit que par la parole, utilisant sa maîtrise de la langue pour séduire, convaincre, et même hypnotiser les autres. Ainsi, son plan pour détruire Batman repose lui-même sur l'utilisation de la voix: celle, apparemment revenue d'entre les morts, des parents de Bruce Wayne (dont Strange perce -et c'est le premier!- l'identité secrète).


Cependant, là où les trois Supermen n'ont pas de lien direct avec Doomsday (ils apparaissent pour reprendre le flambeau, voilà tout; si Superman avait été tué par Luthor ou le Général Zod, cela n'aurait rien changé), Hugo Strange est à l'origine à la fois de la chute de Batman et de son (bref) remplacement par un pseudo-ninja moustachu et couvert de cuir violet. En effet, là où le but de Doomsday est de satisfaire sa soif de sang, Hugo Strange désire profondément être Batman, comme il l'avoue lui-même; cependant, sachant bien qu'il ne peut que se déguiser en lui (ce qu'il fait à plusieurs reprises) mais qu'il n'a aucunement son entraînement, sa force ni sa détermination, son obsession devient la destitution du chevalier noir, en le faisant passer pour un criminel retors aux yeux de Gotham, et son remplacement par un "héros" plus efficace (= qui tue les méchants) sous le contrôle hypnotique du psychiatre, le fameux ninja violet au nom générique de méchant urbain ("le fléau de la nuit" ou quelque chose d'approchant).


Et c'est précisément là que le bât blesse: si, en théorie, un méchant psychiatre qui parvient (contrairement aux autres personnages) à comprendre qui est Batman, puis qui le pousse au bord de la folie en recréant la scène traumatique du meurtre de ses parents est une idée excellente, qui permet au héros lui-même (et au lecteur, évidemment), de s'interroger sur la question de l'obsession, du fétichisme, Strange est en pratique un personnage raté et surtout terriblement daté. La vision qu'a le scénariste des psychanalystes semble sortie d'un autre âge: avec sa barbiche et ses lunettes teintées de Méphistophélès à dix centimes, Strange est d'ores et déjà physiquement peu attachant (ne parlons pas du médaillon qu'il utilise pour l'hypnose, d'un mauvais goût criard), le récit s'évertue à nous le présenter comme une figure ridicule, un petit chef dont la volonté de puissance trouve évidemment son origine dans une frustration sexuelle (les passages avec le mannequin...), et qui donc ne peut que vouloir s'identifier à Batman, mâle alpha par excellence. De la même façon, le flic frustré et fou de la gâchette se mue en ninja avec une grosse épée (wink wink) parce qu'il essaie de compenser son sentiment d'inutilité face au chevalier noir. Il finit d'ailleurs par se faire castrer (métaphoriquement) par Catwoman, qui lui enlève son épée fétiche, puis aplatir le museau par Batman qui lui prouve que décidément ce n'est pas la taille qui compte, mais la façon dont on s'en sert.


Ce côté "La psycho pour les nuls" est d'autant plus dommage que la descente aux enfers de Batman, elle, est plutôt bien menée, et sa relation avec Gordon assez creusée pour être intéressante. Et c'est bien évidemment ce que la postérité a oublié de Batman: Prey et de sa suite (qui multiplie encore les effets de miroir en ajoutant l'Épouvantail à tout ce fatras): on n'en a retenu que la fiche biographique de Strange, seul ennemi ayant réussi à percer à jour le Chevalier noir et à l'avoir presque vaincu sans même avoir échangé un coup avec lui. C'est ce Strange-là qu'on retrouve par exemple dans Batman: Arkham City, mais après que toute trace de sa personnalité originelle de minable pervers fétichiste a été soigneusement effacée. Si Batman:Prey est donc une œuvre incontournable pour les aficionados de Batman, il l'est plus pour le précédent qu'elle crée que pour sa valeur intrinsèque. En ce sens, on pourrait appliquer peu ou prou la même analyse à une autre histoire culte des années 90, elle aussi tournant autour d'un Batman remplacé momentanément par un ersatz violent et proche de la folie: Batman: Knightfall.

Ruhenheim
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le 11 févr. 2018

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