Le Chemisier
5.5
Le Chemisier

BD franco-belge de Bastien Vivès (2018)

Décidément, Vivès a le chic pour me mettre dans l'embarras.


Côté pile, j'apprécie toujours autant les lignes de son dessin, l'efficacité de ses récits. Il entretient également un rapport sulfureux avec ma libido, dans des récits souvent érotiques dont je reconnais l'appréciable liberté de ton. Je ne crois pas qu'il faille renoncer à l'érotisme, pas plus qu'il ne faille recourir à la censure, en matière d'art et notamment en BD. Je crois pouvoir dire que je suis attaché à ce principe.


Le Chemisier joue cette carte à plein. Il met en scène l'éveil de l'appétit sexuel de son héroïne, Séverine, en même temps qu'une forme de révélation à soi-même. Se trouvant séduisante, elle se découvre physiquement désirable, désirée, et en tire une étonnante jouissance cathartique, émotionnelle et physique.


Cette histoire aborde donc la question de l'émancipation, mais avec une approche plus subtile qu'il n'y paraît : en se révélant physiquement aux yeux des hommes, Séverine devient également intellectuellement intéressante pour eux. Ce schéma est sacrément violent et est particulièrement incarné par le regard que son prof de littérature porte sur Séverine, avant et après qu'elle porte son chemisier. Doctorante en lettres modernes, pardonnez du peu, elle ne représente rien ; vêtue de manière avantageuse, elle attire subitement l'intérêt des tenanciers des lieux.


N'y voyez là rien de fortuit, Vivès est plus intelligent que ça : il nous dit que c'est avec la désirabilité physique qu'elle génère que Séverine se met à exister socialement. Invisibilisée dans son couple, timide en amitié, infantilisée par ses parents (et notamment son père), elle découvre une liberté farouche et provocante en devenant "femme", au sens qu'elle donne tacitement à ce terme, c'est-à-dire en assumant ses désirs et en accueillant celui des autres - ce qui est réducteur, mais là n'est pas le sujet. Ce propos est décapant et je perçois que cette situation patriarcale d'invisibilisation/révélation est volontairement mise en avant par Vivès pour la dénoncer.


J'apprécie également la référence de cette BD à tous les objets maudits de la pop culture qui transgressent la nature de leur propriétaire et révèlent leur refoulé, clin d’œil par exemple à Christine de Stephen King et John Carpenter ou, plus récemment au Daim de Dupieux. En jouant sur un objet culturel et commercial source de fantasme (le chemisier satiné), Vivès révèle comme d'autres avant lui le côté obscur de la vision de la femme véhiculée par la pub et le star-system. Il y a là, si l'on y réfléchit bien, la source d'une pensée anthropologique sur notre rapports aux symboles et à la consommation goulue de biens et de chair.


Mais tout est question de frontière.


Et c'est de l'autre côté de celle-ci, côté face donc, que le bât peut blesser. Vivès n'est pas étranger aux polémiques. Il faut lui reconnaître un goût immodéré pour les physiques féminins les plus plantureux. Il multiplie également les dessins subversifs, à la limite de la licence, comme avec Une sœur, Petit Paul ou La décharge mentale, les deux dernières de ces œuvres faisant toutefois partie d'une collection assurément "porno". Certaines de ses prises de parole peuvent prêter à confusion.


Le contexte social actuel est plus que jamais bouleversé par la question de la place des femmes dans la société et dans les représentations. Ma pensée et ma parole font écho à cette lutte qui n'est pas particulièrement propice aux supports qui véhiculent une vision stéréotypée de la femme ou qui l'enferment dans les fantasmes d'homme blanc hétérosexuel cisgenre.


Bastien Vivès en est un et il est issu d'un univers, celui de la BD, qui n'est pas le dernier des domaines culturels à être outrageusement dominé par les hommes et leurs représentations de la femme. Jusqu'à il y a une dizaine d'années encore, de ce que je peux en juger, l'essentiel des représentations féminines dans la bande dessinée relevait encore de stéréotypes édifiants : des beautés fatales, presque toujours nues, actrices passives de récits qui n'étaient pas les leurs, offertes sexuellement aux héros et au regard du lecteur, quand elles ne sont pas victimes d'atrocités en tout genre. Vivès a grandi avec ces modèles et ne s'en émancipe qu'à un certain point.


De son œuvre transparait également une forme de marginalité qu'il aime d'ailleurs tourner en dérision de manière assez acerbe, et qu'incarne ici le personnage du petit copain de Séverine. Si je ne me trompe pas, ce mec passionné d'informatique et de jeux de rôle renvoie, comme beaucoup de personnages dans l’œuvre de Vivès, à son auteur : mal à l'aise avec les filles, peu charismatique, presque illégitime à avoir une copine, "nerd" quoi. Vivès projette, de manière assez cruelle pour la vision qu'il semble avoir de lui-même, une forme de complexe vis à vis de la gent féminine.


Dès lors, si l'on peut dire qu'une œuvre est le reflet de son auteur et que j'interprète bien la mécanique de Vivès, je persiste à considérer qu'une grande partie de son œuvre (que des BD comme Polina viennent toutefois contrebalancer) est le fruit d'une forme de revanche sur une sexualité adolescente à la fois bouillonnante et profondément insatisfaite. Il est clair que Le Chemisier est le fruit d'un fantasme masculin et plusieurs biais, dans l'approche de la féminité telle qu'elle est représentée, en témoignent.


Là-dessus, que conclure ? Je ne dirais pas que Vivès ne fait de mal à personne dans sa représentation de la femme. Il contribue même à renforcer certains stéréotypes dont il est grand temps de se débarrasser. Sans abandonner toute représentation de la femme érotique au sens hétéronormée classique du terme, je pense qu'il faut que les nouvelles générations d'artistes s'emploient à diversifier leurs représentations. Mais je crois qu'il faut aussi regarder de manière plus approfondie dans l'œuvre de l'auteur les signes d'une prise de conscience et d'une réflexion qui n'est pas inintéressante, surtout venant de lui. Par dessus tout, il suscite en moi un débat interne musclé, parce qu'il est le miroir de mes contradictions.

Fwankifaël
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le 2 janv. 2020

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