Le Cheval Blême
7.1
Le Cheval Blême

BD franco-belge de David B. (1992)

« Le Cheval Blême » est une collection de rêves personnels de l'auteur, qu'il date de 1980 à 1991.

L'insolence de cette thématique est – au moins – triple :

• sans résoudre la question de savoir si ces rêves sont vrais ou « inventés », David B. nous impose d'emblée d'avoir à nous intéresser à sa vie onirique, thème intime et personnel s'il en est, et dédaigne de nous concocter un scénario bien charpenté, écrit de manière rationnelle de manière à intéresser le plus grand nombre ; on voit dans cette provocation une démarche introspective puissante, posant dès le début que l'essentiel se passe à l'intérieur de la psyché .

• cet assemblage de récits refuse toute cohérence dans la mise en ordre : ordre chronologique, point final. Aucune clé, aucune relation avec le vécu à l'état de veille qui permettrait de donner sens au contenu de tel ou tel rêve.

• chaque récit suit la logique du rêve, c'est-à-dire que la linéarité du temps qui passe voit se succéder des scènes absurdes, où les référentiels les plus vitaux pour la raison s'enchevêtrent et se cocufient continuellement, aboutissant à exposer des séquences qui commencent on ne sait pourquoi dans telle situation, et qui finissent sans aucune conclusion, là où le dormeur s'éveille (probablement).

David B. confère une dignité culturelle à cette collection de rêves, en nous gratifiant en avant-propos d'un petit développement style « Encyclopédie » sur le symbole du « Cheval Blême », très ancienne image symbolisant le cauchemar nocturne : le Cheval diabolique qui te foule aux pieds, le démon de Füssli qui s'installe sur ta poitrine ensommeillée, t'oppressant jusqu'à l'étouffement jusqu'à ce que tu fuies... si on te laisse fuir.

De fait, le thème de la fuite est assez présent dans ces rêves.

La magie du dessin ferme, aux contours tranchés en noir et blanc, renvoie aux nécessités de l'extrême lisibilité enfantine qui est associée à l'inconscient, et qui, plus d'une fois, réveille les émotions reçues lors de la contemplation des xylographies médiévales, et des gravures roides et hurlantes de terreurs sourdes qui illustrent nombre de livres jusque vers le milieu du XIXe siècle.

• « Le Cirque » montre un étrange non-spectacle offert à de mystérieux errants dans un labyrinthe, munis de valise. Deux enfants, dont l'un aveugle, assistent au spectacle, probable reflet d'une dualité d'une instance psychique de David B. Deux problèmes à résoudre dans ce récit : faire l'unité de cette instance, et éclairer quelle est la nature du voyage des errants du labyrinthe, qui leur donne le droit d'assister au spectacle. On notera que beaucoup de ces errants ont un très long nez, qui les rend assez inquiétants.

• « La Lumière » montre plus significativement des fantasmes enfantins : la nostalgie des espaces restreints (celui de la matrice) : petits jardins accolés (adorables), chambre minuscule, enterrement volontaire... face à un couple de méchants vieux esclavagistes. Pour la première fois, le thème de la matérialité de la Lumière apparaît : elle s'enfuit comme une substance gazeuse dès qu'on casse une vitre dans la pièce. On note que les enfants se complaisent dans l'obscurité.

• « Le Rideau de Fer » : un cadavre soulève peu à peu un rideau de fer ; visiblement, c'est la porte de la Mort.

• « L'Apprenti » : complicité entre un jeune apprenti des abattoirs et un mouton qui parle. L'Autorité poursuit les deux fuyards... Reprise du thème du « temps où les animaux parlaient », nécessaire à conforter la vie psychique de l'enfant.

• « L'Eléphant » : plusieurs éléments mettent en valeur le contraste ombre-lumière, et on retrouve le thème de la substantialité de la nuit : le rêveur, devenu éléphant, arrache au ciel des morceaux de nuit pour s'en vêtir, et s'orner ensuite de la fille-lumière qu'il a remarquée. L'anima n'est pas contente, et l'Autorité vient tuer l'éléphant. Indice qu'il y a un travail à faire sur soi pour équilibrer les relations entre le pôle nocturne (dominant) et le pôle diurne de la personnalité. Très belle fusion de l'éléphant originel en meuble à provisions.

• « Le lit de mort » : le grand-père du rêveur meurt, puis, affublé d'un long bec, se retrouve devant un peloton d'exécution de la Guerre de 14-18. Les personnalités du rêveur et du grand-père semblent se fondre.

• « La barrière » : le rêveur ne trouve pas comment franchir une barrière de barbelés, dont les montants sont des cadavres. Angoisse devant la Mort, le transcendant, doublet symbolique du « Rideau de Fer ».

• « Le Rat Econome » : un rat d'affaires vient déposer dans le coffre d'une banque des rouleaux de cadavres humains, attachés comme des bottes d'asperges. Le Rat est certainement une figure de la Mort.

• « Le Grand Nez » : des démons allongent le nez du rêveur, qui veut se le faire couper, comme tout le monde l'a fait ; mais il refuse à la vue de la salle d'opérations. On pourrait y voir l'image de David B. refusant de se séparer de son côté sombre / diabolique dont il nous gratifie dans ses albums, ce qui le coupe du commun des mortels. Le long nez, la nuit et le labyrinthe semblent marcher ensemble.

• « L'appartement » : toutes sortes de bestioles mangent les provisions du rêveur, qui en est réduit à trouver un nouveau logis dans un fût de canon. Il est possible que les composantes primitives de la personnalité de l'auteur (les insectes) consomment trop d'énergie psychique (la nourriture), et que le rêveur soit contraint de leur laisser la place. Thème de la fuite, donc, et d'une maturation inaccomplie. On rappellera que dans « L'Eléphant », l'auteur retrouve intacte la nourriture dans le ventre de l'éléphant devenu meuble, et c'est lui qui la consomme.

• « Le couteau » : le rêveur et un double fuient un couteau qui découpe les forêts et épluche les gens. Thème de la fuite devant une présence maléfique menaçant l'intégrité psychique. On note que le rêveur habite d'abord un géant, comme il était devenu éléphant dans un autre rêve, et que la substantialité de la lumière revient : on accède au monde du couteau au moyen de la lumière d'une lampe de poche qui découpe un cercle dans un mur. Il est plutôt rassurant que le mur ait été franchi, cela change des barrières déjà entrevues ailleurs, mais visiblement il y a des conflits à surmonter.

• « La maison venimeuse » : l'auteur fuit un monde où les maisons sont construites avec du bois fait de serpents venimeux. Ici, la menace est plus précise : il suffit d'habiter une telle maison pour mourir, mais le rêveur doit affronter le regard des serpents dans un cadre naturel (la forêt). Visiblement, la civilisation ne convient pas à David B., qui est plus à l'aise et plus autonome quand on quitte l'artifice d'un abri convenu. Son œuvre témoigne de ces fuites et de ces angoisses.

• « Le Cœur » : le rêveur doit fuir les hommes d'un dictateur, Mardrus, qui veulent lui arracher son cœur, qui est le cœur de Paris. A nouveau, lutte et fuite, avec la vision numineuse d'une sorte de bibliothèque de Babel des futurs possibles, mettant en demeure le rêveur de se battre pour conserver son cœur, auquel la fille de Mardrus est candidate.Les figures de dictateurs, fréquents lors de l'émergence de violentes pulsions, disputent au rêveur le territoire auquel il est attaché. C'est encore la thématique du rêveur chassé de son appartement par des bestioles.

• « Le Requin-Marteau » : quelqu'un accroche le nez du rêveur à un treuil, qui finit par enrouler toute la tête. Transformé en requin-marteau, l'auteur redevient homme après être passé par un musée. Encore le thème du nez qu'on allonge. On note que le requin-marteau s'envole dès que son nez devient aplati, ce qui lui permet de rester à l'écart de la guerre. Indice de maturation plus élevé que dans le rêve du « Grand Nez ».

• « La Mort au Travail » : la Mort visite le rêveur chez lui ; elle change sans cesse de visage ; le rêveur lui cherche un boulot, et la Mort est employée comme serveuse dans un bistrot. Elle fait son boulot, en effet, amoncelant les cadavres devant la fenêtre de l'Auteur. Angoisse devant la Mort, disparition de la Lumière sous la masse de cadavres.

David B. nous expose largement en quoi le régime nocturne de la pensée domine sa créativité. On ne s'en plaindra pas !
khorsabad
9
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le 5 mai 2012

Critique lue 698 fois

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khorsabad

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