Le jardin armé et autres histoires
7.6
Le jardin armé et autres histoires

BD franco-belge de David B. (2006)

David B. propose ici trois contes féériques inspirés par des faits réels survenus au Moyen Âge. L'audace de cet auteur, consistant à s'emparer d'éléments véritables d'un patrimoine culturel authentique, tranche avec les petits délires conventionnels et encadrés du tout-venant de la BD, oscillant entre la énième resucée des univers de la fantasy et les autobiographies enjolivées, dont la moitié se réfère aux émois pubertaires.

Ici, point de façons : l'imaginaire s'impose d'emblée, ses lois, son arbitraire apparent, ses mutations et métamorphoses, ses miracles et surtout son rythme narratif, beaucoup plus proche du rêve que de la plate linéarité des évènements que l'on souhaite rendre crédibles par une mise en temporalité culturellement acceptable.

Le Prophète Voilé :

Ce conte oriental, très richement enraciné dans un environnement irano-islamique médiéval, réussit à se placer à la hauteur des légendes des « Mille et Une Nuits », tout en traitant non sans pertinence d'un problème politico-religieux. Il tire sa substance de la biographie d'Al-Muqanna, un chimiste persan du VIIIe siècle, surnommé « Le Prophète Voilé », et persécuté par les autorités religieuses dominantes.

C'est l'histoire d'un pauvre teinturier iranien, qui se voit transformé en prophète voilé par le miracle d'un tissu venu de ciel qui enveloppe sa tête, sans qu'il soit possible de l'enlever. Le visage devenu invisible de ce Prophète conduit les foules à y voir un avatar des personnages divins ou légendaires portés par la tradition sémito-iranienne monothéiste (Adam, Moïse, Abraham, Jésus...). Ce Prophète reprend à son compte la lutte émancipatrice d'Abou Muslim contre le pouvoir du calife de son temps, Hâroûn Al-Rashîd (le calife des Mille et Une Nuits). Il s'ensuit une guerre, que le Prophète va assumer en tant que maître du Déluge...

Al-Muqanna cumule certains aspects de Mahomet (on ne voit pas son visage), mais qui s'insère dans l'histoire de manière à jouer le rôle de l' « Imâm caché » des chi'ites.

Bien que le propos ne soit pas de dénoncer l'impérialisme arabo-musulman, la page 18 montre clairement qu'Al-Muqanna, en dépit de ses semblants mahométans, cherche à rétablir la religion ignée zoroastrienne.

La perfection de ce récit tient à de nombreux facteurs : sa structure et son contenu, qui parlent à l'imaginaire comme tout conte de fées (objets magiques : un marteau de guerre, un puits magique, un monde d'illusions qui se retourne comme un doigt de gant...) ; ses références culturelles très sérieuses et fondées, avec les luttes entre les populations proche-orientales païennes opprimées et l'impérialisme arabe musulman ; la reconstitution de maintes images de l'art proche-oriental en les adaptant au contenu du récit suscite le respect : miniatures, motifs de tapis, sculptures de griffons, de sîmorghs et de kéroubims, figures d'anges et de démons, figures de prophètes et d'imams...

L'extrême séduction de ce récit est liée à l'apparente naïveté d'images respectant les codes graphiques des miniatures proche-orientales : effets en deux dimensions sans perspectives, frontalité des personnages principaux, distribution géométrique des personnages et du décor dans les vignettes, amplification épique de motifs majeurs (guerriers géants, turban interminable du Prophète, entrecroisement de squelettes si imbriqués les uns dans les autres qu'ils ressemblent à un circuit électronique intégré, simplification enfantine des formes architecturales, des décors...).

L'eschatologie proche-orientale est habilement utilisée : problème du sort des opprimés et des offensés face à l'éternité, fin du monde par le Déluge, épuisement inaccessible de la liste des Noms de Dieu, résurrection des morts depuis le premier d'entre eux, et le rebondissement final, sublime.

Le Jardin Armé :

Le cadre de cette fantaisie médiévale se réfère à des évènements authentiques : le Grand Schisme pontifical, la guerre des Hussites de Bohême contre les autorités catholiques. Dans l'hérésie hussite, on retrouve effectivement les « taborites » (dirigés par Jan Zizka), et le groupe de hippies radicaux appelé « Adamites », qui ont effectivement vécu nus sur une île du fleuve Moldau, avant d'être massacrés par leurs voisins hussites, qui n'appréciaient pas leur extrémisme.

Le merveilleux débarque d'emblée : Adam et Eve viennent inspirer un pauvre forgeron pragois et l'inciter à partir en quête du Paradis terrestre. Lequel Paradis intègre la jouissance sexuelle : Eve s'offre à ses protégés sans crainte de la jalousie d'Adam, et notre forgeron forme un groupe de quêteurs d'absolu dans la plus complète nudité corporelle.

Le merveilleux ne va pas loin : le retour à l' « innocence » primitive, amplement sexuelle et végétarienne, tourne vite au dénuement face aux lois de la nature, à la maladie, au froid, à la faim et à la mort.

Ce qui fascine, c'est, outre le projet récurrent de vivre sur terre le Jardin d'Eden (mais armé : il faut se battre contre les Taborites), la radicalité de cette régression. David B. met en scène cette rétrogradation dans l'échelle de l'évolution d'une manière que ne dénieraient ni des psychologues des profondeurs, ni même des biologistes étudiant les processus de dédifférenciation : les vêtements disparaissent (déni des tabous sexuels), puis la morale sociale (les Adamites subsistent en volant, en tuant, en violant...), puis l'état même d'être humain (idée géniale : les Adamites ont régressé à l'état d'un magma indifférencié d'arbres, de plantes, de pierres, d'animaux. Respect pour un sens si juste de l'image !).

David B. mêle à la quête lamentable des Adamites, qui perdent la beauté, la santé, le rythme de leurs danses, des quêtes frôlant l'au-delà (le pays des morts, avec des fantômes qui guettent depuis leurs tombes ; il convoque l'imaginaire relatif aux contrées inexplorées, et, page 63, nous gratifie de « blemmyes » acéphales, de monopodes sautant sur leur unique jambe, de sciapodes reposant à l'ombre de leur immense pied, tous caprices de la nature imprégnant les légendes de l'Occident depuis Pline l'Ancien.).

Surtout, l'extrême naïveté des représentations (accessibilité immédiate et concrète du soleil, de la Lune) réveille en nous les régimes oniriques les plus primitifs, et nous submerge de tout ce qui a pu rester d'enfance en nous.

Le Tambour Amoureux :

Avec la peau du Jan Zizka déjà cité, on confectionne un tambour, qui tombe amoureux d'une fille, et qui bat de manière invincible la marche des soldats vers leurs combats. Ici aussi, la mutation et la métamorphose règnent en maîtresses, et les identités se mêlent, Jan Zizka étant purement et simplement réincarné dans son tambour.

La puissance de ce récit vient du voyage mystique effectué par le tambour et la fille sous la conduite de Jésus-Christ lui-même ; ce voyage n'est pas sans évoquer l'extraordinaire « Pilgrim's Progress » de John Bunyan. Et le tambour trouve, au bout de cette route, le même sort dimensionnel déjà exploité par Andreas dans « Rork ».

L'image finale est d'un paganisme et d'un primitivisme jubilatoires. Confusion des espèces, danse dionysiaque.

La justesse créatrice de David B. fait froid dans le dos.
khorsabad
9
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le 25 mars 2012

Critique lue 305 fois

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khorsabad

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