Le Long des ruines
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Le Long des ruines

BD franco-belge de Jérémy Perrodeau (2021)

Dans un futur imprécis, le dénommé Samuel F. Monroe est appelé villa Midori, au chevet d’une jeune fille prénommée Rose. Celle-ci se trouve dans le coma à la suite d’un drame dont les circonstances restent floues. Appelé en dernier recours par les parents de la jeune fille, Samuel est un spécialiste un peu particulier qui affirme pouvoir explorer l’esprit de Rose pour la ramener à la vie.


Après Crépuscule (2017), voici le nouveau roman graphique signé Jérémy Perrodeau. Son épaisseur (232 pages) peut rebuter, d’autant plus que le graphisme laisse assez perplexe. Peu séduisant au premier abord, le style du dessinateur peut décevoir, car ses personnages sont essentiellement des silhouettes et les paysages jamais fouillés. Même pour les visages, le dessinateur se contente du minimum syndical, avec juste les traits nécessaires pour attribuer quelques signes distinctifs à chaque personnage, ainsi que des expressions qu’on devine. De plus, Jérémy Perrodeau utilise une palette colorimétrique réduite : un bleu sombre (qu’il utilise pour ses traits) et un autre plus clair et proche du bleu ciel, du noir et du blanc. Enfin, pour donner un peu de nuances, il complète certaines zones par une trame pointilliste (parfois des points faits à la main), c’est tout. Si ce minimalisme graphique colle assez bien à l’exploration d’un cerveau complètement déboussolé, on peut regretter que le dessinateur ne marque pas de différence stylistique fondamentale entre la partie réaliste du début et la suite consistant en une exploration assez hasardeuse d’un univers mental. On remarque quand même que la première partie montre un monde où la géométrie domine (ville très peuplée, apparemment assez polluée, avec beaucoup de circulation dans de petits véhicules aériens et de nombreux panneaux publicitaires, univers très mécanisé et multilingue), alors que la suite explore un espace beaucoup plus chaotique. À noter que la villa Midori, où Samuel Monroe se rend, est située à l’écart de la ville (objectif des parents : préserver leurs filles de l’agitation urbaine), sur une sorte de terrasse juchée au sommet d’un promontoire artificiel. Le jardin qui l’entoure présente un aspect agréable, mais tout y est synthétique.


Les moyens d’une technique


Il faut dépasser tous ces aspects un peu rebutants, pour entrer dans l’univers du dessinateur, plus visuel que bavard (lecture en 1h30 environ). Il s’en sort bien, en nous proposant cette quête ayant pour but de sauver Rose, par un intervenant extérieur qui fouille dans son esprit pour tenter de la faire ré-émerger. Bien évidemment, pour crédibiliser un peu cette recherche qui part sur une base S-F, il fallait un minimum de mise en scène, ce que le dessinateur ne néglige pas. Il s’en amuse un peu, avec la manipulation d’un appareillage dont il serait vain de chercher à comprendre quoi que ce soit. Même constat avec ce vocabulaire sorti de films de genre et quelque chose qui ressemble à un scaphandre. En deux temps trois mouvements, voilà notre explorateur-guérisseur plongé dans un monde éminemment virtuel : celui issu de l’imaginaire en roue libre de Rose. Dans sa mission, il est accompagné d’Anha, la sœur (plus vieille, au moins en apparence) de Rose que la famille lui impose. Il semblerait que la jeune fille soit dans le coma depuis longtemps (les parents ne sont plus tout jeunes, alors que Rose affiche un physique d’adolescente : voir ses traits sur l’illustration de couverture). De plus, et même si elle se garde bien de l’expliquer, la famille affiche un sentiment de culpabilité vis-à-vis de la jeune fille, ce qui justifie qu’Anha accompagne Samuel dans un périple qu’il présente comme dangereux.


Un pari audacieux


Dans cet univers où on peut s’attendre à tout, Samuel et Anha trouvent un paysage désolé. Mais attention de ne pas se fier aux premières impressions, trompeuses. Ils vont observer de la faune, de la flore, des constructions (bâtiments d’habitation, mais aussi une ferme et de l’activité industrielle) et des personnes. Samuel rappelle régulièrement à Anha qu’elle ne doit pas se soucier des personnages qu’ils observent, toutes créatures virtuelles vouées à disparaître. Qu’il soit persuadé de la réussite de sa mission, pourquoi pas. Mais que fait-il dans l’univers mental de Rose qui ne le connaît pas ? Passons. Pour retrouver Rose, Samuel et Anha cherchent à comprendre comment tout cela s’organise. Car si Rose a fait partie du processus de départ (les parents également), Samuel et Anha ignorent tout de ce qu’elle peut faire dans ce monde virtuel. D’ailleurs, la retrouver sera une chose, la convaincre de rentrer en sera une autre…


Entre réalité et virtualité


Autant dire que, dans le cerveau de Rose, parmi les péripéties imaginées par le dessinateur, certaines pourront prêter à interprétation. Cela se justifie par le désordre mental de la jeune fille. Là où le dessinateur emporte l’adhésion, c’est en laissant entendre que ce désordre mental s’explique en grande partie (pas entièrement, puisque sa sœur Anha n’a pas suivi cette voie) par l’ambiance générale du monde dans lequel les personnages évoluent (entendons-nous bien, je parle de ce que le roman graphique présente comme la réalité de ce monde futuriste), ainsi que par les sollicitations multiples de la virtualité. Complètement perturbée, Anha a donc fini par se réfugier dans son monde intérieur. Le dessinateur montre les dégâts produits par le monde réel, en présentant Rose dans un triste état, agressive, avec un look à l’avenant et pas du tout enthousiaste à l’idée de retrouver la réalité. Dans ces conditions, les choix esthétiques du dessinateur peuvent être interprétés comme la volonté de faire sentir ce que risque de devenir un monde, le nôtre, confronté à la volonté d’uniformisation et à la déshumanisation des relations.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 19 mai 2021

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