Le passeur
Le passeur

BD (divers) de Lois Lowry et P. Craig Russell (2023)

L'amnésie collective, arme de contrôle massif

Adapté du best-seller de 1993 de l’écrivaine Lois Lowry, « Le Passeur » nous plonge dans un univers qui rappelle immanquablement « Le Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley, ou encore par d’autres aspects, le film de Peter Weir, « The Truman Show ». Un monde ultra normé où la vie de chaque individu est contrôlée de la naissance à la mort, où tout le monde surveille tout le monde, où la moindre émotion, la moindre sensation est étouffée par camisole chimique, jusqu’au langage, à tel point qu’un terme incorrect ou inapproprié vaudra à son locuteur les remontrances de son entourage. Aucun citoyen ne cherche à remettre en cause le système et se contente de réciter les discours rabâchés depuis l’enfance. Un vrai paradis terrestre où tout le monde semble heureux ! Attention toutefois à ne pas s’écarter de la ligne de conduite imposée, le moindre faux pas risquant d’entraîner le suspect vers le « déliement ». Personne ne sait au juste ce qui se cache derrière ce terme, lequel en principe ne concerne que les vieux en fin de vie, mais pour celui qui est visé, il s’agit de la punition ultime, le signe d’infamie le plus honteux redouté par tout le monde.

Philip Craig Russel a fait du roman une adaptation plutôt convaincante, même si la narration souffre de quelques longueurs, surtout au début, et prend un certain temps à trouver son rythme. Malgré sa finesse, le dessin reste lisse et la quasi-absence de couleurs accentue l’impression de monotonie mais cela correspond pourtant tout à fait au sujet comme on le réalisera par la suite. Par moments, l’univers évoque les vieilles publicités des années cinquante auxquelles on aurait retiré toutes les couleurs. D’ailleurs curieusement, la technologie est très peu présente dans cette histoire, ce qui lui confère un côté intemporel et permet de mettre en avant une réflexion philosophique sur un sujet vieux comme le monde : la place de l’individu au sein d’un système totalitaire.


Une fois le malaise installé, car ce monde sous cette perfection des apparences est véritablement terrifiant, le récit va évoluer vers la prise de conscience progressive de Jonas lorsqu’il commencera sa formation pour devenir le nouveau receveur de mémoire de la communauté, et en parallèle les couleurs, associées aux émotions, vont peu à peu prendre le dessus et serviront de marqueur entre le monde connu du jeune garçon et l’« ailleurs » qu’il aspire à connaître.

Le récit va gagner en profondeur dès le moment où Jonas sera formé par son prédécesseur (il y perdra d’ailleurs l’innocence lié à l’enfance), un vieil homme désireux de passer le flambeau car la tâche de receveur, mission sacrificielle, implique de conserver en soi les images d’un passé fait d’humanité mais aussi de souffrances et de violence, tout en tenant dans l’ignorance le reste de la communauté « lobotomisée ». Ainsi, le livre nous questionne sur la nature des émotions, qui comme le yin et le yang, revêtent des aspects sombres et lumineux, indissociables l’un de l’autre. Pour conserver notre humanité, peut-on faire le tri pour ne conserver que l’amour universel et la volonté de partage, ou n’avons-nous d’autre choix que d’accepter sa contrepartie, la compétition visant à dominer l’autre, avec son pendant le plus néfaste, la guerre ?

« Le Passeur » raconte le passage à l’âge adulte et la quête inexpugnable de liberté d’un être qui vient de prendre conscience de l’existence d’un « ailleurs ». Si le début du livre ne sera pas forcément engageant pour tout le monde, il est recommandé de ne pas rester sur ses premières impressions, car il comporte beaucoup de qualité, notamment cette poésie qui irrigue délicatement le récit, mais aussi une vraie réflexion sur nos choix de vie, nos valeurs. Car en effet, les cages dorées que l’on accepte parfois pour préserver notre confort sont-elles compatibles avec notre aspiration à la liberté ? Sommes-nous juste des bêtes d’élevage dociles tout juste bonnes à faire fonctionner un système ou des êtres humains dotés du libre arbitre ?


LaurentProudhon
7
Écrit par

Créée

le 16 déc. 2023

Critique lue 6 fois

Critique lue 6 fois

Du même critique

Les Pizzlys
LaurentProudhon
9

Dans la peau de l'ours

Après avoir obtenu la récompense suprême à Angoulême pour son exaltante « Saga de Grimr », Jérémie Moreau avait-il encore quelque chose à prouver ? A 35 ans, celui-ci fait désormais partie des...

le 23 sept. 2022

13 j'aime

Jours de sable
LaurentProudhon
9

Apocalypse en Oklahoma

Cet album très attendu d’Aimée de Jongh est un véritable choc visuel et sensoriel, ce qui en fait assurément un événement pour cette année 2021. C’est à partir d’un fait historique un peu oublié, le...

le 19 juil. 2021

7 j'aime

Dédales, tome 1
LaurentProudhon
8

E.T., sors de ce corps !

Cinq ans après sa brillante trilogie « intoxicante », Charles Burns revient en force avec cette nouvelle série, où comme à son habitude, il part explorer les tréfonds les plus obscurs de l’âme...

le 27 déc. 2019

7 j'aime