Prestige de l'uniforme
7.3
Prestige de l'uniforme

BD franco-belge de Loo Hui Phang et Hugues Micol (2005)

Ce récit fantastique ne manquera pas de surprendre, voire de dérouter - d'ailleurs pas essentiellement en raison de son caractère fantastique. La scénariste, Loo Hui Phang (d'origine laotienne), est allé nous chercher des données scientifiques assez précises sur ce que sont les lichens, ces espèces de dépôts végétaux robustes qui couvrent certains rochers, certains sols, certains arbres. Ces substances sont à 90% des champignons, le reste (les fibres) étant fourni par des algues vertes. Il s'agit d'un cas de parasitisme mutuel : chacun se sert de l'autre pour obtenir des avantages de survie qu'il ne peut obtenir seul parce qu'il n'est pas équipé pour. En revanche, s'il veut conserver ses avantages, le partenaire est condamné à se faire envahir par l'autre, sans divorce envisageable.

Comme le héros de l'histoire, Paul Forvolino, est un chercheur scientifique en matière de lichens, on ne s'étonne pas de la présence de diverses notations biologiques assez pointues ici et là dans le récit. L'intérêt du récit est ailleurs.

Intérêt psychologique avant tout : Paul Forvolino travaille d'arrache-pied dans son laboratoire de biotechnologie, et il ne parvient qu'à être universellement méprisé, tourné en dérision, ou pris pour un être insignifiant. Il reste confiné dans la catégorie la plus basse des chercheurs (ceux qu'on peut virer du jour au lendemain); sa vie de famille est ratée : sa femme, Rebecca, tout en ne parlant pas de rupture, lui reproche de ne porter aucune attention à sa fille, Zoé, mignonne, et qui a besoin d'un vrai Papa qui s'occupe d'elle. Et puis Rebecca va tout de même chercher un peu de distraction ailleurs...

Le récit recourt à l'archétype de la transformation miraculeuse, de la mutation : Paul est accidentellement contaminé par un lichen, qui prend possession de son corps, le rend hideux, accro à l'humidité et à l'obscurité (n'est pas champignon qui veut sans en subir les inconvénients). Un monstre, quoi. Mais, dès qu'il est contaminé, Paul est en quelque sorte dopé par son lichen-parasite, et, très rapidement, tout marche beaucoup mieux dans sa vie, tant du côté professionnel que du côté de sa fille. Faut-il y voir un message détourné en faveur de l'acceptation de l'Autre pour s'améliorer ?

Là où le récit déroute, c'est qu'on dépasse le niveau du mutant-moisissure pour passer au récit de super-héros. Déjà, l'accident scientifique qui a provoqué la mutation de Paul est un classique du monde des comics (Spiderman, Hulk, etc.); mais, en plus, Paul se découvre doué de pouvoirs intéressants qui se révèlent dans des circonstances dramatiques, jusqu'à un point culminant dont l'invraisemblance sautera aux yeux du lecteur.

Les ressassements déprimants et mélancoliques de Paul envahissent tout l'album (ça aussi, c'est fréquent dans les comics) : c'est un rejeté, un exclu, un "différent", comme peut l'être Batman dans sa cave, ou le Docteur Octopus, ou...

Par ailleurs, d'autres éléments laissent une sensation bizarre : celle de n'être pas en phase avec le projet supposé du récit; on comprend que Rebecca aille voir ailleurs en présence d'un mari aussi problématique, mais pourquoi en faire une amatrice visiblement très accro de séances sado-maso, où règne l'appareillage le plus ridicule attribué à ce genre de milieu : fouets, entravements, cagoules, cuirs, moule-bites pittoresques, porte-jarretelles de luxe... ? Et l'incompréhension étrange de Rebecca vis-à-vis de la situation de son mari, vers la fin du récit, ne colle pas trop avec le reste de son attitude.

Le récit apparaît donc comme assez hétérogène, et déroute par sa relative indécision. Côté dessin, Hugues Micol use d'un trait semi-réaliste, expressionniste, accusant parfois les mêmes maladresses que dans "Bonneval Pacha" : voyez page 29 l'énorme tête de Zoé sur un corps incroyablement fluet; on dirait que sa tête est vue à travers une loupe ! L'immobilité des postures des personnages évoque parfois un Loustal, mais qui aurait sali son rendu des reliefs et des ombres au moyen de petits traits noirs nerveux, qui enlaidissent sans vraiment augmenter l'effet de réalité.

Une curiosité, sans plus.
khorsabad
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le 28 juin 2014

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khorsabad

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