Le Requiem du Roi des Roses par Ninesisters

Si je vous dis Richard III ? Plusieurs possibilités. Soit vous me parlez du monarque britannique dont le corps fût retrouvé en 2012 lors de la construction d’un parking, soit de la pièce de William Shakespeare tirée de son règne et le présentant comme un tyran. Si l’homme a effectivement envoyé ses neveux à la Tour de Londres pour accaparer le pouvoir, la pièce en question exagère toutefois largement sa monstruosité.


Dans Le Requiem du Roi des Roses, Aya Kanno en fait un hermaphrodite gothique ultra-violent hanté par l’esprit de Jeanne d’Arc.


Notre récit commence en 1452, en pleine Guerre des Roses, par la naissance de Richard, 3ème fils du duc Richard d’York. Hermaphrodite, né pendant un orage, sa mère voit en lui un signe funeste autant qu’une punition du ciel et le rejette immédiatement, tandis que son père lui vouera un amour aussi inconditionnel que réciproque. Mis à l’écart dès que le duc s’éloigne de la demeure familiale, il développe une personnalité renfermée, taciturne, voire carrément glauque, et prend rapidement en horreur son corps « anormal » ; il compense par un entrainement martial sévère, et l’ambition d’aider son père à atteindre son but : devenir roi d’Angleterre.


Un peu d’histoire. En pleine Guerre de Cent Ans, Henry IV, Duc de Lancaster, prend le pouvoir au détriment du souverain de l’époque, Richard II. S’ensuivra une guerre civile qui éloignera les Anglais des champs de bataille français : la Guerre des Roses. Celle-ci oppose deux familles de prétendants à la couronne : les Lancaster, symbolisés par une rose rouge, et les York, symbolisés par une rose blanche. D’où le nom. Et donc, Richard, notre héros, est un York.


Notons avant d'aller plus loin que ce manga nous est proposé par Ki-oon. Cela n’a l’air de rien, mais en dit en réalité long sur la série. En effet, l’éditeur reste connu pour sa proportion à choisir des titres principalement en fonction des coups de cœur de son équipe ; or, autant les shôjo, ce n’est clairement pas leur truc, autant leur catalogue renferme nombre de séries médiévales plus ou moins fantastiques. C’est donc sans aucun doute cet aspect en particulier qui les aura poussés à publier ce manga.


N’étant que peu versé en lettres classiques – en particulier concernant leur volet anglophone – j’ignore à quel point le manga s’éloigne de la pièce de théâtre dont il prétend s’inspirer, tout comme j’ignore à quel point la pièce s’écarte de la réalité historique. Une chose est sûre : si La Rose de Versailles et son héroïne portant un uniforme napoléonien ont choqué votre âme d’historien en herbe, Le Requiem du Roi des Roses va vous traumatiser. Richard, notre héro(ïne), nous est dépeint comme un hermaphrodite torturé, sombre, et glauque, qui semble plus attiré par les hommes que par les femmes, même s’il souffre de problèmes relationnels qui l’empêchent de saisir ses propres sentiments. Et il n’est pas le seul protagoniste remanié pour les besoins du récit. A commencer par Henry VI, présenté comme un équivalent de Louis XVI : le pouvoir, ce n’est vraiment pas son truc, et il se verrait plutôt exercer un métier manuel, au grand désespoir d’une épouse qui elle s’en accommode plutôt bien.


Le Requiem du Roi des Roses joue sur deux registres : le récit historique et le drame psychologique.
Alors, certes, « historique » pourrait paraître exagéré dans la mesure où, même si nous retrouvons les grands événements et les personnages majeurs de l’époque, l’auteur prend de nombreuses libertés pour le bien de son scénario (allant jusqu’à présenter Louis XI comme un beau gosse). Néanmoins, cela reste une série se déroulant dans l’Angleterre du XVème Siècle, à la fin de la Guerre de Cent Ans, pendant la Guerre des Roses, ce qui suppose son lot de batailles sanglantes, de jeux politiques, et de trahisons. Même sans savoir que tout cela s’inspire de faits réels, il s’agit d’une série passionnante par l’ampleur des événements, et prenant pour cadre des lieux et époques rarement traités dans les manga (à plus forte raison dans ceux publiés en France). Cela suffit à la rendre digne d’intérêt.


Les aventures de Richard, c’est un peu la petite histoire au sein de la Grande – du moins au début, avant qu’il ait à jouer un rôle de premier plan. Sa position en fait un spectateur privilégié du conflit – et il y prendra part très tôt – mais la mangaka s’attache à le développer au quotidien, dans ses relations avec son entourage, à commencer par ce père qu’il idolâtre, cette mère qui l’abhorre, la douce fille du Comte de Warwick, et surtout le mystérieux Henry, dont il ignore la véritable identité.


Si je devais apporter quelques précisions sur les shôjo, et donc sur ce qui les différencie concrètement des shônen – au-delà du public affiché – c’est que les auteurs jouent avant tout sur les personnages et leurs sentiments. Non pas que les shônen soient dépourvus de sentiments, mais pour vous donner un exemple : si dans un shônen la violence s’avère avant tout physique, les shôjo recourront plutôt à une violence psychologique, afin de blesser l’âme des protagonistes. Ce qui explique que les shôjo peuvent se montrer infiniment plus cruels, voire vicieux, que leurs pendants masculins, et s’autorisent plus facilement à traiter des sujets comme le viol ou le handicap.


Avec Le Requiem du Roi des Roses, nous nous trouvons clairement dans cette veine du shôjo où l’auteur ne se limite pas à l’amour comme unique sentiment évoqué, mais se permet une palette beaucoup plus larges d’émotions. Richard est un personnage torturé, victime d’hallucinations, capable de perdre pied et de calmer sa furie dans une mer de sang, mais aussi d’éprouver une passion sincère pour autrui, et qui peut aisément se montrer gêné lorsque confronté à des réactions qui rompent avec ses habitudes, ce qui en fait un héros atypique, à la fois glaçant et touchant, même parfois drôle (n’oublions pas le passif de la mangaka sur Otomen), et sans doute beaucoup trop humain pour son propre bien.


Forcément, Richard déstabilisera de nombreux lecteurs. Certains le trouveront trop sanguinaire, d’autres trop inconstant, mais beaucoup s’accorderont sur sa bizarrerie. Et pour que l’Histoire puisse suivre son cours, il lui faudra prendre des décisions qui n’aideront pas à le faire aimer du public. Une seule certitude : il détonne dans le paysage actuel. Et il s’agit sans doute de la plus grande force du Requiem du Roi des Roses : un manga consacré à Richard III, cela aurait pu être une fidèle adaptation de la pièce publiée par un éditeur qui s’entiche des classiques de la littérature, ou un seinen sanglant se voulant proche de la réalité historique. Mais il s’agit d’un shôjo, ce qui suggère une orientation unique, laquelle ose ici bouleverser le mythe et les attentes avec son héros à la fois homme et femme, prisonnier entre son destin et ses propres aspirations. Le tout en conservant l’environnement médiéval et le contexte guerrier et politique.


La meilleure chose à faire, c’est sans doute de considérer Le Requiem du Roi des Roses comme une transposition d’un classique et d’un fait historique majeur, mais orchestrée par une mangaka qui dispose de suffisamment de personnalité pour ne pas s’effacer derrière son projet. D’où ses parti-pris narratifs à la limite de l’hérésie, et un dessin qui, même s’il s’affranchit des trames fleuries si caricaturales des shôjo, reste profondément représentatif de cette catégorie de manga ; cela ressemble à l’idée que nous pouvons avoir des shôjo, mais pour traiter des événements qui n’ont à priori rien à faire là.


Si vous n’aimez pas les shôjo, lisez Le Requiem du Roi des Roses pour découvrir cette facette malheureusement trop peu populaire – et donc représentée – en langue française.
Si vous aimez les shôjo, lisez Le Requiem du Roi des Roses pour découvrir qu’il n’est pas forcément nécessaire de lire des shônen pour obtenir une dose d’action.
Et si vous n’avez aucun avis sur les shôjo, ben euh… lisez Le Requiem du Roi des Roses ?
En tout cas, je peux vous garantir que vous n’aurez jamais lu un manga comme celui-ci.

Ninesisters

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