Si H-G Clouzot pouvait voir ça !

Vous en avez entendu parler, mais vous n’avez jamais eu l’occasion de voir L’Enfer film réputé d’Henri-Georges Clouzot. Rien d’étonnant, puisque le film n’existe pas. Cependant, si personne n’a jamais pu le voir, un certain nombre de scènes ont été tournées, d’abord en studio, puis en juillet 1964 dans la région où l’action se situe. Henri-Georges Clouzot suivait son scénario et travaillait avec Serge Reggiani et Romy Schneider en têtes d’affiche. Ils interprétaient les époux Prieur, Odette et Marcel, propriétaires-exploitants d’un hôtel à proximité du viaduc de Garabit (Cantal) et heureux parents d’un enfant encore en bas âge. Le tournage a malheureusement été interrompu par l’infarctus dont Henri-Georges Clouzot fut victime. Le souci, c’est que le site ne pouvait pas être maintenu en l’état. Le tournage ne reprit jamais, malgré un budget illimité accordé à Clouzot par la Columbia qui produisait en espérant que le film marquerait les esprits par son approche novatrice. En effet, si le sujet de la jalousie d’un mari très soupçonneux vis-à-vis de la fidélité de sa jeune et séduisante épouse ne présentait pas d’originalité particulière, il en allait tout autrement du traitement prévu par son réalisateur.


Ce que cette BD propose, c’est ni plus ni moins que de visionner ce film qui n’existe que dans les fantasmes de ceux qui en parlent (il existe un documentaire L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot par Serge Bromberg et Ruxandra Medrea qui présente des bouts de pellicule de ce qui fut tourné), même si ce n’est que sous la forme d’un roman graphique. D’emblée, on note que cette mise en image et cette mise en scène est particulièrement convaincante, ce qui met en évidence les rapports étroits que la BD entretient avec le cinéma. Finalement entre le septième et le neuvième art, la vraie différence tient au nombre d’images (« La vérité 24 fois par seconde » comme disait Godard pour le cinéma, alors que c’est l’œil et l’esprit du lecteur qui comblent le vide d’une image à l’autre en parcourant une BD).


Nicolas Badout dessine cette BD en suivant le scénario et les intentions de Clouzot, ce qui s’avère autrement plus original que la version proposée par Claude Chabrol selon ce même scénario pour L’Enfer (1994), avec François Cluzet et Emmanuelle Béart dans les rôles principaux. Mais, Chabrol n’avait certainement pas les moyens dont Clouzot disposait. Alors qu’avec le medium BD, le dessinateur de ce roman graphique trouve tout loisir pour transcrire en images ce qu’il retient du projet de Clouzot. Ce dernier comptait exploiter l’incroyable diversité des ressources de l’art cinétique selon l’expression de l’époque. Le style de Nicolas Badout, avec son trait affirmé, net et précis, s’avère si convainquant qu’on le devine à la hauteur du projet initial de Clouzot. Pour montrer les effets de la jalousie qui s’installe progressivement dans l’esprit de Marcel, il représente Reggiani avec un visage de plus en plus caricatural (voir l’illustration de couverture), comme si la colère le déformait. Il le montre soliloquant, de façon de plus en plus obsessionnelle. Il utilise la couleur pour attirer notre attention sur des moments particuliers. Et à l’occasion il remplit les décors avec des yeux qui se démultiplient, ce qui fait irrésistiblement penser à la séquence du rêve (et les décors dessinés par Dali) dans Spellbound (1945) d’Hitchcock. Le malaise qui s’installe dans l’esprit de Marcel, s’installe également dans celui d’Odette, par effet boomerang. Là, c’est le visage de Romy qui prend un aspect surprenant car jamais vu. On est loin de Sissi la princesse, car ses traits se creusent par la fatigue et la tension nerveuse. Le visage régulièrement inondé de larmes de Romy ne pourra que choquer ses innombrables inconditionnels. Le scénario multiplie les situations où le doute s’installe. A noter que s’il s’installe en particulier dans l’esprit de Marcel, il s’installe aussi dans celui d’Odette mais également dans celui du lecteur, car si Clouzot prévoit des effets originaux pour sa mise en scène, il dispose d’un scénario à la hauteur. Ce qui ne l’empêchait pas de le modifier régulièrement au dernier moment. Ainsi, la tension entre les personnages reflétait celle qui régnait sur le plateau. Ce n’est pas pour rien que Clouzot trainait une réputation de metteur en scène tyrannique. On peut donc dire que le titre du film lui convenait parfaitement. Ceci dit, la BD se concentre sur ce que le film devait devenir et sur les moyens employés pour produire les effets escomptés et non sur les à-côtés. C’est bien le film (ce qu’on aurait pu voir en salle) que la BD nous montre et non son tournage. Et si l’album s’avère remarquable, c’est bien que le film aurait dû l’être.


Le caractère de chacun des époux Prieur fait l’objet d’un approfondissement s’affinant au fil des situations et des scènes qu’ils se font. Si la jalousie s’installe dans l’esprit de Marcel, cela ne doit rien au hasard. A la différence d’âge s’ajoutent celles des habitudes de vie et des comportements. Marcel travaille toute la journée, alors qu’Odette s’active comme femme au foyer. On note au passage le tempérament de Marcel qui considère Odette comme sa propriété. De ce fait, il ne supporte pas de la voir côtoyer tous ces hommes, la plupart étant des habitués de l’hôtel. La jeune et charmante Odette adore les attentions qu’on lui porte, y compris des hommes autres que Marcel. De plus, elle aime sortir, s’amuser. Son tempérament joueur lui dicte son comportement, très ambivalent, puisqu’elle trouve toujours réponse à tout, surtout aux questions insidieuses de Marcel. Et puis, sentant la jalousie de son mari, elle s’amuse à le provoquer. Tout cela initie un jeu du chat et de la souris qui fait monter la tension et dont aucun des deux ne sortira indemne. Bref, Nicolas Badout suit le scénario de Clouzot en mettant en scène les effets prévus pour donner à l’histoire un ton vraiment particulier. Tout concourt à faire de l’œuvre quelque chose d’original, la mise en scène, les cadrages, le montage, l’utilisation de la couleur et les déformations d’images, ainsi bien-sûr que le jeu des acteurs. Tout cela se sent à la lecture de la BD. On ne remerciera donc jamais assez Nicolas Badout pour le travail entrepris, depuis l’étude des documents de tournage jusqu’à la mise en forme de cet étonnant roman graphique. On le referme avec la sensation de connaître enfin L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, ce qui n’est pas peu dire !

Electron
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le 12 mars 2025

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