Quand s'endormir barbouillé permet de dynamiter la bande-dessinée

Nous sommes au début du XXème siècle.

La bande-dessinée vient à peine de trouver son essor dans les journaux américains. Elle se destine alors essentiellement aux enfants même si les adultes apprécient aussi ces moments de « comic-strips » proposés dans leurs journaux.

La bande-dessinée a alors la forme qu’on lui connaît, même si les règles sont faites pour être transgressées, avec une composition en cases dite gaufrier et des ballons ou phylactères qui retranscrivent les paroles ou les pensées des personnages.

Et cette forme, Winsor McCay va la conserver, mais il en explose les limites graphiques et la véracité du récit. Dans un même élan en 1904 et en 1905 il publie deux séries géniales, semblables et complémentaires où il va pouvoir exprimer ses intentions, dans le dessin comme dans le propos : c’est l’imagination qui doit être au pouvoir. Dans Little Nemo in Slumberland, un petit garçon prénommé Nemo vit des aventures incroyables dans ses rêves, d’un onirisme graphique incroyable et d’une grande inventivité dans la description de ce monde. Chaque page se termine par Nemo qui se réveille. Pour mieux vivre une nouvelle expérience à la prochaine page et au prochain sommeil. Une œuvre magistrale, culte, reprise ou réinventée par d’autres artistes pour en exploiter toutes les possibilités, qui aura récemment connu une nouvelle version en 2022 sur Netflix avec La Petite Nemo et le Monde des rêves.

Mais il ne faudrait pas oublier Les cauchemars de l’amateur de fondue au Chester.

Les cauchemars de l’amateur de fondue au Chester n’a pas de personnage titre, de héros identifiable comme pour Nemo devenue idole, mais la fin est la même. Le personnage de la semaine se réveille dans son lit, se plaignant d’avoir mangé trop de fondue qui lui aura fait faire un cauchemar qui l’aura réveillé.

La conclusion est donc connue. Tout ceci n’est qu’un rêve. Un artifice bien souvent utilisé par des auteurs de fiction, souvent devenu au fil du temps une facilité paresseuse. Mais ici il n’est pas question de découvrir que nous sommes dans un rêve, le lecteur le sait. Il s’agit de découvrir le songe agité dont il est question, qui commence le plus souvent bien naturellement, comme une scène réelle, avant que l’enchaînement de cases ne l’entraîne dans un emballement cauchemardesque avant le réveil libérateur. Même si cette dernière case offre parfois quelques surprises sur l’identité ou la fonction du personnage emporté par ses songes.

Les situations évoquées sont parfois proches de peurs qui sont éternelles, à l’image de cet homme qui doit prononcer un discours devant une foule et qui bute en boucle sur les premiers mots, créant une consternation de plus en plus grande dans son entourage. De façon amusante, ce n’est pas lui qui se réveille, ce n’est donc pas lui qui cauchemarde mais sa mère. Ou bien cet homme mort mais qui voit et entend tout ce qu’on dit sur lui, et ce n’est pas très gentil. Winsor McKay pour cette planche utilise d’ailleurs le point de vue visuel de cette personne, sa mort et son enterrement jusqu’aux pelletées de terre sont ainsi retranscrites depuis ce qu’il voit, sans possibilité d’affirmer qu’il n’est pas mort.

Ces cauchemars sont ainsi l’occasion de caricaturer une certaine société de l’époque mais dont l’écho reste d’actualité. La jalousie d’une femme prend une ampleur déraisonnable alors qu’elle tire un cheveu de plus en plus long sur l’épaule de son mari. Un policier qui se rêvait Roi romain entraîne la cité dans sa folie, petite critique sur leur autorité dictatoriale.

Pour exprimer ces caricatures, Winsor McKay joue parfois avec son dessin, pour mieux en souligner toutes les possibilités. Un vendeur consciencieux est mené à la folie par un client exigeant dont la carrure ne cesse de changer entre les cases, déformé par un dessinateur malicieux. Une demande d’augmentation entre un salarié et un patron est ainsi matérialisé par une différence d’échelle entre le premier et le deuxième. Celui qui veut être augmenté écrase alors son responsable de sa taille qui au fur et à mesure de la planche va reprendre l’ascendant et grandir lui aussi tandis que le pauvre demandeur va être de plus en plus petit.

A d’autres occasions Winsor McKay prend un peu de distance sur une certaine caricature de la société pour proposer des péripéties complètement oniriques. Elles peuvent être terre-à-terre, comme cette allumette qui ne veut pas s’éteindre et qui va rendre chèvre celui qui la tient. Mais parfois s’embarquent dans des directions audacieuses et hors de tout cadre. Certains de ces rêves créent un chaos jouissif, à l’image de ce vieil homme confronté à une multiplication de lui-même, de cette automobile qui fonce et fait voler murs et humains sur son passage, ou de cet homme plus grand que la Statue de la Liberté qui crée la pagaille dans un New-York devenu cadre miniature.

Quelle inventivité, quel talent ! Winsor McKay est assurément une légende au point que sa date de naissance est incertaine, entre 1867 et 1871. Mais son talent précoce dans l’illustration lui a très tôt permis d’en vivre, d’abord comme peintre publicitaire, décorateur, illustrateur d’affiches notamment pour les cirques puis dans les journaux. Autant d’expériences qui lui ont permis de comprendre comment attirer le regard dans ses planches. Dans ses meilleures planches il dévoile un sens de la perspective presque académique, dans un média alors généralement limité à deux plans, celui du personnage et éventuellement celui du décor dans des mises en scènes horizontales.

Et pourtant le dessinateur peut bien multiplier les détails, et il ne s’en prive pas, ses planches restent avant tout incroyablement lisibles. Selon les situations il se réveillera plus fin dans ses personnages ou ses décors pour mieux présenter un décor qu’il va faire explorer, métaphoriquement ou littéralement. Ses personnages ont des caractéristiques cartoon, avec parfois quelques traits pour en contenir la carrure ou exprimer les émotions, mais rien qui ne soit trop vraiment exagéré. Il s’agit de personnages qui pourraient être nous, empêtrés dans des rêves qui virent au cauchemar.

Les cauchemars de l’amateur de fondue au chester est moins connu que Little Nemo, mais tous deux sont des œuvres miroirs, jouant des possibilités de la bande dessinée en mettant l’imaginaire au pouvoir, l’un avec un monde onirique et fantaisiste, l’autre sur un ton humoristique et loufoque. Il n’est pas toujours évident de découvrir ces deux œuvres, elles sont réeditées régulièrement mais leur grand format (car il serait criminel de réduire le trait expansif de Winsor McKay calibré pour les pages des journaux alors volumineux) et donc leur coût et, hélas, une certaine méconnaissance de ce genre de classiques, les destinent à quelques passionnés ou bibliothèques. C’est pourtant un investissement judicieux : on en ressort époustouflé et grandi.

Winsor McKay possédait ce coup de crayon rare, à la fois accessible et virtuose, qui n’est qu’une des preuves d’un artiste aux nombreuses facettes. Il fut par la suite un pionnier dans le dessin animé, trouvant un nouvel espace de possibilités créatrices, ouvrant la voie aux productions de Max Fleischer ou Walt Disney qui l’admirait. Un génie de la bande dessinée et des domaines qu’il a essayés qui survit au temps qui passe malgré le centenaire qui maintenant nous sépare de ses principales œuvres.

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le 5 déc. 2022

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