Les Évaporés
6.8
Les Évaporés

BD (divers) de Isao Moutte (2023)

Les évaporés et… les engloutis

Au Japon, les évaporés désignent ces personnes qui, pour raisons personnelles et/ou professionnelles, disparaissent sans crier gare. S’agissant de personnes majeures, la police considère que sans crime, il n’existe aucune raison d’ouvrir une enquête, ce qui laisse les familles désemparées.


Signé Isao Moutte – remarqué en 2021 pour Clapas -, ce nouveau roman graphique est une libre adaptation du roman éponyme de Thomas B. Reverdy (pas lu). Un Japonais nommé Kaze, la cinquantaine bien sonnée (plutôt fluet, le crâne bien dégarni, un peu voûté et le visage impassible presque sévère) vit avec sa femme dans une maison soignée d’un quartier à flanc de montagne et situé à quelques heures de Tokyo en voiture. Une nuit, il se lève discrètement, sans réveiller sa femme endormie à côté de lui sur leur futon. Ses affaires sont prêtes : deux valises qu’il charge dans un taxi. Visiblement, le chauffeur sait parfaitement de quoi il retourne. À sa femme, Kaze laisse juste un mot sibyllin disant qu’il ne remettra plus les chaussons, afin qu’elle sente qu’il s’agit d’un départ définitif. Mais pourquoi ? On va rapidement comprendre que, du jour au lendemain, Kaze a perdu son travail. Bien que n’ayant commis aucune faute, il sait bien que ce travail, il ne le retrouvera jamais. Et s’il a pu donner le change auprès de quelques collègues, il se sent probablement incapable d’expliquer quoi que ce soit à ses proches.


Parenthèse familiale


La femme de Kaze a prévenu leur fille, Yukiko, étudiante en France. Se sentant seule et démunie, la mère appelle plus ou moins sa fille au secours. Ne comprenant rien à ce qui se passe, elle aurait tendance à culpabiliser. Compréhensive, Yukiko revient assez rapidement. Mais elle est bien seule pour mener son enquête.


Survivre


Nous suivons Kaze dans son errance : il s’organise. D’abord en trouvant une sorte de refuge précaire dans un parc où les fuyards de son espèce ont tendance à échouer naturellement. Et puis, comme il cherche à subvenir à ses besoins, il envisage une activité discrète et suffisamment rémunératrice. Il se montre assez débrouillard pour dégoter le matériel nécessaire et trouver celui qui pourra l’aider : un garçon qui dit s’appeler Akainu que Kaze identifie comme un surnom. Akainu prétend avoir 15 ans, alors que Kaze lui en donne 12. Tombé très bas, le garçon est un survivant du tsunami ayant ravagé certaines côtes japonaises après la catastrophe de Fukushima. Sa maison a été balayée et, depuis, il reste sans nouvelle de ses parents qu’il considère comme morts. De ce fait, il se trouve isolé et totalement démuni. La rencontre entre Kaze et Akainu se situe un an après la catastrophe.


Déshonneur injuste


L’histoire met donc en présence deux personnages qui se retrouvent totalement isolés, pour des raisons très différentes mais typiquement japonaises. La société japonaise est tournée vers l’effort, le travail, le respect et l’honneur, ainsi que la famille. Perdre son travail, comme cela arrive à Kaze, c’est le déshonneur. Ce qui ne l’empêche pas d’éprouver quelques regrets, en contemplant les rares souvenirs familiaux qu’il a emportés et en remuant les derniers souvenirs de son ancien travail qu’il se repasse en boucle, ce qui nous vaut un flashback nous permettant d’en savoir un peu plus. Captivante, cette histoire s’avère donc également bien construite, alternant par exemple les moments calmes avec de l’action.


Le Japon meurtri


L’histoire ne se limite pas à la confrontation de ces deux personnages. En effet, on découvre comment des sociétés tenues par des individus sans scrupule profitent de la précarité de ceux qui ont tout perdu pour les exploiter honteusement en œuvrant soi-disant à la reconstruction du Japon. Nos deux personnages centraux sont des cas particuliers, Akainu ayant échappé à des yakuzas grâce à sa présence d’esprit et sa vivacité, Kaze profitant de son intelligence pour préparer sa nouvelle vie.


Graphiquement


Isao Moutte se montre en pleine adéquation avec ses personnages et l’univers dans lequel ils évoluent. Par un trait précis mais sans fioriture, agrémenté de nombreuses petites hachures, il donne beaucoup à voir et sentir, en limitant les dialogues car Kaze et Akainu ne sont pas de grands bavards, et quelques dessins pleine planche qui aèrent l’ensemble (dominante à trois bandes par planche), tout en donnant un aperçu significatif de certains paysages : la mégalopole de Tokyo où on sent qu’on peut se fondre dans la masse et, par opposition, les villes dévastées par le tsunami que la vie a désertées (à mettre en parallèle avec le désert affectif des personnages). Isao Moutte choisit ses cadrages soigneusement, comme cette plongée qui situe en un coup d’œil (dessin pleine page), la position d’Akainu par rapport aux yakuzas qui le poursuivent. Petite déception quand même avec certains dessins de visages qu’on peine un peu à distinguer les uns des autres. Et puis, la belle illustration de couverture et ses couleurs vives, très représentative de l’histoire et des personnages, ne doit pas faire oublier que la BD (156 pages) est en noir et blanc, choix néanmoins adapté à l’ambiance générale.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 29 nov. 2023

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