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La conversion de Tchen Qin, samouraï pourvu de toutes les qualités requises, en aventurier désabusé, un brin nihiliste et de plus en plus rêveur, se précise dans cet épisode. Passer plusieurs fois par les portes de la mort, faire la causette à diverses divinités qui font irruption sans crier gare dans le quotidien du héros, perdre son identité et se complaire dans une autodépréciation sociale, toute ceci, visiblement, ne favorise pas la mise en relief du caractère de Tchen Qin, qui se montre, dans cet épisode, encore plus indifférent aux hasards du sort et aux hiérarchies sociales. Peut-être, finalement, que cette sereine indifférence à faire ceci plutôt que cela, à être subordonné plutôt que chef, à obéir à la dernière impulsion donnée, peut-être est-ce là une forme suprême de sagesse. Cothias présente d’ailleurs à ce sujet des explications pas très claires (planche 45).

Le détachement de Tchen Qin par rapport aux concupiscences de ce monde franchit une nouvelle étape, et non des moindres : dans cet album où, à nouveau, les têtes coupées roulent en quantité (planche 17), l’une d’entre elles participe enfin à cette pétanque sanglante, et on l’attendait depuis…le début ! On ne spoilera pas l’identité de la victime mais on se rendra vite compte que ce qui choque, c’est la rapidité avec laquelle la mise à mort est effectuée (planche 3), et dans des conditions psychologiques qui prennent de court le lecteur, qui s’attendait quand même à une longue et cruelle agonie… Ladite victime est expéditivement chargée de forfaits affreux qu’on ne lui connaissait pas auparavant (planche 1), afin de justifier au plus vite sa décapitation. Et Tchen Qin, (« Le Vent des Dieux », quand même !), serein d’âme et d’esprit, pardonne instantanément la mort de ce personnage central, comme il avait pardonné antérieurement la mort de Mara et de sa fille à Marco Polo. Voilà une hauteur d’âme bien exceptionnelle ! Qui se répète envers Kubilaï, instigateur des deuils de Tchen Qin (planche 18) et envers Marco Polo, son complice (planches 6 et 7).

C’est clair : Cothias, lassé de voir traîner en longueur sa dramaturgie de Tchen Qin coincé entre une Maman et une putain, a décidé de faire table rase, et, pris par le temps, de faire de Tchen Qin une sorte de pâle réplique de Marco Polo, au service duquel le beau samouraï se place délibérément et sans état d’âme (planches 6 et 7).

La religion joue un rôle étonnant dans cet opus, surtout quand on sait le peu de cas qu’en fait personnellement Cothias, suivant en cela l’athéisme antireligieux, si commun en France sous le nom de « laïcisme », qui confère à ce rejet haineux la dignité d’une valeur fondée par l’intouchable République. Déjà, on est au bord du rire quand Pimiko, salope archétypique à la conscience chargée d’innombrables horreurs, raconte qu’elle craint de ne pas aller au Paradis de la Terre Pure, simplement parce que Kaï lui suggère de le tuer (planche 2). C’est n’importe quoi, comme si ses crimes proliférants ne lui avaient déjà pas valu le pire des enfers pour l’éternité !

Mais voilà, le titre de l’album nous renvoie bel et bien à un enjeu religieux : Tchen Qin se met en quête de la sérénité toujours fuyante (planches 4 et 5) dans les différentes terres que Kubilaï lui demande de conquérir, grotesque artifice scénaristique pour justifier que Tchen Qin emboîte le pas à Marco Polo sur de nombreuses années, puisque c’est Marco Polo qui est supposé organiser ces différentes expéditions ! Tchen Qin, visiblement sensibilisé au christianisme dont Marco Polo l’a informé (planches 19 à 22), pense qu’il existe quelque part en ce monde un Paradis, et c’est sous ce prétexte bien fragile que Cothias l’envoie se balader sur des milliers de kilomètres.

Pourquoi ? Parce que maintenant, Cothias ne se cache plus du tout : son récit est devenu une simple mise en images du « Devisement du Monde » de Marco Polo (planche 25). Malgré les imprécisions du livre, Cothias affirme tout de go que Marco Polo a été placé par Kubilaï à la tête d’une armée qui a ravagé la Birmanie, et d’une autre qui s’est attaquée à la Corée. Historiquement, ces expéditions ont bien eu lieu, celle de Birmanie en 1287 : elle abat le royaume de Pagan (aujourd’hui Bagan, un des sites les plus grandioses de l’architecture birmane).

Cothias tente de faire participer les héros à un assez grand nombre de faits historiquement parfois attestés, parfois vraisemblables : la présence de Bayan, général de Kubilaï, en Asie centrale (planche 11) ; vraisemblance limitée : ici, Bayan est exécuté par Kubilaï, alors que, dans les faits, Bayan est resté fidèle à l’Empereur Mongol, et meurt un an après lui. Conquête de la Birmanie (planches 26 à 28). Expéditions en Corée (planches 31 et 32), puis dans le bastion de résistance Sung (planche 33), puis en Inde (Thugs, planche 39). Envoi de la princesse Gogatra (Gogatim chez Marco Polo, Kökötchin dans la transcription actuelle) au « roi des Indes » Argoun, ilkhan de Perse et petit-neveu de Kubilaï, et c’est historiquement en procédant à cette escorte que Marco Polo est reparti en direction de l’Occident (planches 34 à 46). Ambassade du Pape vers Kubilaï pour un projet d’attaquer de revers le monde musulman (planches 38-39, 42).

Le temps passe, avec toutes ces conquêtes, et les héros ne vieillissent pas, contrairement à Kubilaï, que Cothias a visiblement décidé de quitter définitivement peu de temps avant sa mort.

Comme le récit de Cothias, à visées pédagogiques, prend l’allure d’une liste de conflits, le décor change pas mal d’un pays à l’autre, et Thierry Gioux consent beaucoup d’efforts pour mettre en images des paysages et des costumes différents. On retient les spectaculaires pics himalayens des planches 1 à 4, fracassés et suraigus, portant les traces d’une érosion par pans verticaux. Jolie scène de bataille sanglante planche 13 ; Gioux représente les armures, les casques et les ornements avec une réjouissante minutie (planche 25) ; agréable séquence verdâtre et intimiste planches 19 à 22. Les architectures prennent une netteté classique (planches 23-24), avec de superbes temples et stupas birmans (planches 27 et 28), un de ces dragons chinois émaillés sculptés sur une paroi (planche 31) présente dans un jardin aquatique avec kiosques et passerelles (planche 32) ; kiosque sur pont à trois arches (planche 36), délicieux paysages chinois avec navire d’apparat (planches 36 et 37) ; shikharas indiens (planche 39). Bel effort pour représenter une antique horloge (planche 34). Reproduction partielle des célèbres miniatures illustrant le Livre de Marco Polo (planche 42). Flotte chinoise au vent du large (planches 44 à 46).

Un récit qui ne s’embarrasse guère de vraisemblances psychologiques, pour lesquelles des justifications plutôt embrouillées sont avancées ; il en reste un bel effort pour transcrire de manière romanesque les dernières années de Kubilaï Khan et la personnalité assez complexe de Marco Polo. Qui devrait demander plein de droits d’auteur à Cothias.
khorsabad
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le 11 janv. 2014

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