Achille Talon est seul, à l'origine. C'est le lot commun de la plupart des héros de la BD franco-belge des années 1930-1960. Pas de charges de famille pour freiner les initiatives et les voyages du héros, pas de sensibleries sentimentales peu appréciées d'un lectorat masculin pré-adolescent (voir une réflexion de Papa Talon dans la planche 196A), évidemment pas de sexe (Loi sur les publications destinées à la jeunesse du 16 juillet 1949). En ce temps-là, le héros est couramment sans famille, sinon orphelin, en tout cas émancipé d'un milieu qui pourrait limiter le champ de ses aventures.

Mais Greg porte constamment un monde complet en lui. La plupart de ses scénarios affublent le héros d'un entourage assez stable qui est une sorte de famille de substitution. Par ailleurs, la mode sexo-soixante-huitarde (révolutionnaire surtout pour les mecs, qui ont pu contraindre les filles à consentir à des complaisances nouvelles sous peine d'être ringardisées) permettait même d'introduire un partenaire de l'autre sexe dans la vie émotionnelle du héros.

Dans "Ma Vie à moi", Achille Talon prend ce virage. On découvre sa famille à lui, son Papa à lui, sa Maman à lui, et même la dame de ses pensées, l'aristocratique et menue Virgule de Guillemets, que je ne lui piquerai pas, pas de problème (gag 164). Greg, fin créateur, a senti que, face au succès assez rapide de la série, il ne pourrait pas se limiter très longtemps aux aventures déambulatoires de Chichille dans son quartier, entre Lefuneste, le Major Lafrime, et les gosses qui font du vélo. Pour que les idées de gags tombent régulièrement, il faut une foule qui entoure le héros, et qui permette de varier largement les intrigues et les décors.

La nouveauté de la présence parentale auprès d'Achille exige que la relation parents-enfants soit bien définie. Aussi (gag 127), l'amour du Papa pour Achille est-il mis en place sur le mode de la farce mais avec un rien de tragédie freudienne. Ce même gag est le seul, à ma connaissance, à convoquer une nuée de membres de la famille Talon dont on n'entendra plus jamais parler par la suite.

Papa Talon est lourdement présenté comme l'infatigable avaleur de canettes de bière qu'il est resté, et l'essentiel de sa culture tourne autour du houblon (gag 168). Echo d'un capitaine Haddock dont l'objet transitionnel majeur est la bouteille de whisky, et la culture orientée vers les problèmes de l'alcoolisme ?

Maman Talon (gag 149) est une femme énergique, secouant avec perspicacité la flemme digestive de son époux. Son côté viril et vaguement garçon manqué renvoie à son identité originelle mais vite laissée de côté par Greg : une motarde passionnée de mécanique (gag 164)...

Les noms dont Greg fait cadeau (?) à ses personnages oscillent entre l'allusion fonctionnelle ou caractérologique, sont déformés par la substitution de "y" à des "i", et l'addition aléatoire de "h"; mais ces noms veulent toujours dire quelque chose.

Achille Talon étant un "cerveau-choc", nul besoin de s'étonner de ses prétentions langagières de haut vol, de ses accumulations de mots de sens proches, de ses associations métaphoriques incongrues, dont le choc suscite le rire. Son goût pour l'érudition pointue, mais d'une remarquable inutilité (gag 168) va de pair avec son désir d'ascension sociale au moyen de ses qualités intellectuelles.

La sociabilité talonnesque, très bourgeoise qui veut se faire gentilhomme, achoppe sur ses maladresses lorsqu'il veut "se faire une relation flatteuse" du marquis Constant d'Anlayreur. Il est vrai que les tenues décontractées que l'on porte dans un camping n'aident pas à identifier les aristocrates.

L'énormité quasi Gargantuesque des moyens mis en oeuvre par Achille Talon et Lefuneste pour se nuire mutuellement (gags 165, 170, 176) provoque l'hilarité, mais signale aussi un thème sous-jacent dans l'univers talonien : la mégalomanie.

L'album reflète les réalités sociales des années 1960-1970 : les campings sont fort sommairement aménagés, on a vraiment l'impression à l'époque d'y vivre en pleine nature, et ils n'ont pas entamé leur course à l'équipement de luxe qui a pour résultat de reconstituer un confort urbain dans un cadre qui a bien de la peine à se prétendre encore sauvage. C'était également le temps de la mode des radio-amateurs (gag 175), énergiquement jetée dans les poubelles de l'histoire par la suite (ordinateurs, téléphones portables...). Rappelons que Greg a nettement voulu exploiter ce thème dans un album de Spirou, "QRN sur Bretzelburg".

Séduisant aussi bien par les rondeurs très lisibles du dessin que par les débordements abracadabrants du texte, Achille Talon maintient jusqu'à nos jours sa popularité, d'autant que ses défauts sont aussi les nôtres.
khorsabad
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le 9 mars 2013

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