« Passée la griserie d’un instant, ne reste que le dégoût »

Je commence à peine à effleurer l’œuvre du scénariste Hubert Boulard – plus connu sous le simple nom d’ Hubert – et je dois bien avouer que ça me parle beaucoup.
C’est quand même très bien écrit, que l’on parle de l’usage du verbe à lui seul ou bien d’un langage plus largement bédéesque. C’est même assez frappant de constater à quel point l’ensemble est formellement d’une profonde cohérence.


C’était déjà quelque chose qui m’avait sauté aux yeux lors de ma découverte du premier tome des Ogres-Dieux. A croire que c’était l’un des grands talents du bonhomme que de savoir passer d’un illustrateur à un autre tout en sachant trouver le bon coéquipier pour le bon projet.
Ici, le coéquipier est en l’occurrence une coéquipière puisque c’est Virginie Augustin qui vient ici prêter son coup de crayon et son pinceau au scénariste breton. Un travail doucement austère à l’image de ce faux confort de la haute-noblesse victorienne qu’entend ici dépeindre ce Monsieur Désire ?. Une douceur qui peut d’ailleurs très rapidement se durcir avec un ombrage opéré au trait rugueux, pouvant parfois carrément effacer les visages et faire ressortir des émotions aussi intenses que difformes parce que trop longuement intériorisées.
Edouard et Lisbeth, les deux protagonistes, apparaissent en cela comme deux anomalies au milieu de ce monde, l’un par ses couleurs vives et l’autre par son visage tout en rondeurs excessives ; comme deux personnages tout droit issus d’un dessin animé de Leiji Matsumoto et qui s’efforcent de survivre dans ce monde des contraires : le monde de ceux qui ont tout mais rien ; qui seraient libres de faire tout mais qui n’en demeurent pas moins terriblement prisonniers.


Cela semble être une grande thématique d’Hubert : l’individu prisonnier de son cadre.
Tout le monde désire monsieur quand monsieur se révèle de son côté esclave de son propre désir. Edouard a tout : il est beau, riche, noble, et pourtant il crève de l’intérieur. Et c’est bien ce paradoxe-là qu’Hubert, en compagnie de Virginie Augustin, entend explorer… Ou plutôt devrais-je dire : « entend nous faire explorer. »
Car toute la pertinence des œuvres d’Hubert tient au fait qu’elles entendent moins nous expliquer que nous faire sentir.
D’un côté des domestiques enfermés littéralement dans leur case – une page entière est consacrée à l’enfermement de leur condition – et de l’autre ce dandy rayonnant qui semble pouvoir virevolter d’une case à une autre, illuminer chaque page de son passage, mais dont on ressent lui aussi la prison, par les mots.


Je disais un peu plus haut que cette bande dessinée était remarquablement bien écrite, notamment par son verbe. Et c’est vrai que sur ce point, Monsieur Désire ? est un régal à décrypter.
Chaque échange est pour Edouard une magnifique occasion pour se détacher de tout. Il a le verbe facile pour tout justifier, pour tout dédouaner. Il fait ce qu’il veut. Il ne cesse de rappeler cette absolue liberté qui est la sienne : jouir de tout et de tout le monde sans limite, et surtout pas de limite à la morale.
Mais habilement on constate aussi comment en parallèle le détachement est aussi une manière de mettre à distance. Ne pas créer de lien. Ne pas être déçu en décevant soi-même. Au fond la jouissance n’est qu’un substitut à la relation humaine véritable qui, dans ce monde, n’est pas possible pour un homme si fortuné sur tous les points.


De là, Hubert arrive à mettre le doigt sur quelque chose que je trouve de très bien vu dans la mécanique d’avilissement du puissant.


Parce qu’il est désiré le puissant est nécessairement abusé. Et parce qu’il a été abusé, le puissant a donc une propension à se méfier voire, quand il est sensible comme Edouard, à être déçu, voire écœuré d’une humanité qui a pu à ce point se jouer de lui.
De là, du dégoût des autres on en passe à l’abus de l’autre. Être atroce devient le plus sûr moyen de se protéger. Mais en devenant atroce on se ferme alors toute possibilité de relation humaine, alors reste seule la jouissance comme façon d’interagir avec l’autre. Alors devient-on ce qu’on détestait pourtant. De là, en vient-on à se détester soi-même.
Edouard ne peut alors supporter sa propre déchéance qu’en se convainquant que sa vilénie vaut bien celle des autres. Personne n’est pur. Comme le dit si bien Edouard : « Ceux qu’on dit purs soit dissimulent mieux que les autres, soit ont évité toute occasion d’être troublée. »


L’écriture a ceci d’habile qu’en n’explicitant pas trop les rouages sociaux de chacun, l’œuvre donne à sentir ce qui dépasse les individus et les détermine en sus. En cela l’écrin victorien constitue un théâtre idéal d’absurdité, où chacun est esclave, soit parce qu’il est en bas de la pyramide de domesticité, soit parce qu’il s’accroche à son petit privilège parmi les damnés au point de se vendre corps et âme à la culture du maître, ou soit tout simplement parce qu’il est maître, se devant ou bien de tenir bêtement son rang en refreinant tout, ou bien de laisser libre court à ses pulsions et devenant ainsi esclave de lui-même.


Malgré tout, et certainement par souci de clarté et dans une logique d’accomplissement, l’ouvrage tend à dire davantage les choses sur son dernier quart, au risque d’être bien trop explicite sur ses intentions.
Certes, ça peut briser un brin l’immersion, donnant (très légèrement) l’impression que l’auteur voulait s’assurer que son message vertueux soit bien passé. Difficile de ne pas y voir là un souci à montrer que ce qui a été fait dans cette BD ne l’a pas été fait à moitié ou à la légère ; qu’il a bossé et que son boulot permet par conséquent une réelle mise en lumière d’une oppression qu’il n’a en rien exagéré. Pour ma part c’est le genre de précaution dont je me serais bien passé. La quinzaine de pages de notice historique en fin d’ouvrage m’ont apparu en cela à double tranchant. D’un côté je peux concevoir qu’elles puissent permettre à certains lecteurs peu avertis d’y gagner un regard plus informé sur la réalité de cette époque, donnant dès lors davantage de retentissement à la BD qu’ils viennent de lire ; de l’autre je trouve que c’est le genre de démarche auto-justificative qui peuvent s’avérer totalement contreproductive, faisant ressortir maladroitement les coutures pédagogiques de la fiction. Bon après, on peut ne pas les lire non plus, ce que j’ai d’ailleurs fait.
(Et je pense que bien m’en a pris.)


Malgré tout, et à bien tout prendre, je ne peux m’empêcher de considérer ce faible défaut comme vraiment secondaire.
En ce qui me concerne, l’impact de cette explicitation du final est resté moindre dans la mesure où, d’une part, on a été préservé de ça l’essentiel du temps, ce qui nous a bien laissé l’opportunité de nous imprégner pleinement de ce que cette BD avait à émaner en termes de sensations, mais d’autre part, cet effet légèrement déclinant est totalement compensé par un final que j’ai trouvé fort habile…


Un final qui a su opposer monde ancien et monde nouveau, monde civilisé et monde sauvage, et mettre ainsi en regard face-à-face – et relativiser – leur violence respective. Une mise en regard qu’Hubert semble nous poser afin de nous faire prendre conscience à quel point notre attachement à nos petits conforts sont en fait nos véritables chaines, et que mieux vaut subir la dureté d’une réelle liberté que le faux confort offert par notre société.


Bref, deuxième rencontre avec Hubert et deuxième coup de cœur.
L’âme tourmentée de l’auteur est décidément un magnifique vivier d’œuvres majeures.
Autant vous dire que je ne vais pas là arrêter mon exploration de ce vaste royaume,
Et que sous peu j’endosserais sûrement sa fameuse Peau d’homme

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le 17 août 2023

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