À la poursuite d'Ayesha, en compagnie de Cú Chulainn

Il s'agit du troisième tome consacré au personnage de Nemo de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, après (1) Cœur de glace et (2) Les roses de Berlin qu'il vaut mieux avoir lus avant. Il est initialement paru en 2015, avec un scénario d'Alan Moore, des dessins et un encrage de Kevin O'Neill, et une mise en couleurs de Ben Dimagmaliw, les mêmes auteurs que les précédents tomes.


L'histoire se déroule en 1975. Janni Dakar (80 ans, née en 1895, également connue sous le nom de Jenny Diver, fille du Capitaine Nemo) a eu vent du retour d'Ayesha. Elle décide de s'embarquer à bord du Nautilus pour poursuivre cette engeance, où qu'elle puisse se diriger sur son navire.


Janni Dakar peut compter sur l'aide des descendants de la famille Mabuse. Elle emmène à son bord le colonel Mors (de la famille des Robur), et un certain Hugo Coghlan comme garde du corps. À son insu, son petit-fils Jack s'est introduit comme passager clandestin. Direction : l'Amérique du Sud.


Le lecteur retrouve la même construction que dans le tome précédent : une aventure très linéaire, à l'intrigue simple. Janni Nemo a décidé de pourchasser Ayesha. La course-poursuite s'engage, elle la retrouve et il s'en suit un affrontement. À nouveau, Alan Moore donne l'impression de moyennement s'intéresser à son intrigue, voire à une mise en scène un peu sérieuse. Lorsque Janni Nemo et son équipe arrivent en vue de la forteresse qui abrite Ayesha et sa clique, ils avancent à découvert vers les murailles sans se préoccuper d'un éventuel tir de balles qui arrivent rapidement. Il n'y a pas de vraisemblance dans cette avancée à découvert, dépourvue des précautions les plus élémentaires. C'est comme si Moore se souciait peu de ce passage.


Dans une même veine, lors de la fuite des criminels, ils rencontrent une peuplade entrevue une vingtaine de pages avant, qui les massacre pour une raison qui avait été mise très en avant, éliminant tout dimension ludique à chercher le pourquoi du comment. L'intrigue est cohérente et tient la route, mais son potentiel de divertissement reste limité.


Le plaisir de la lecture naît donc d'autres particularités de la narration. Si Moore ne semble que moyennement investi dans la conception d'une intrigue sophistiquée, il l'est beaucoup plus dans la conception de scènes visuellement impressionnantes. Il imagine des scènes offrant un spectacle singulier, et Kevin O'Neill s'en empare avec sa malice habituelle.


Comme dans les tomes précédents, O'Neill réalise régulièrement des cases qui occupent les 2 tiers d'une double page, pour une vision marquante. Il peut s'agir d'un exploit physique (un personnage déplaçant d'énormes blocs d'une cité en ruine sous l'eau, d'une équipe se battant contre une armée de robots d'apparence féminine et pas entièrement assemblés, ou encore d'une horde de créatures du lagon noir dans le lit d'une rivière. À chaque fois le lecteur reste béat d'admiration devant la puissance évocatrice du dessin, avec également un petit sourire en coin du fait d'éléments incongrus (l'expression d'un visage, la posture obscène d'un robot, l'animalité des créatures).


Comme dans le tome précédent, Alan Moore accorde sa confiance pleine et entière à Kevin O'Neill pour que ses dessins portent une grosse partie de la narration. Ainsi O'Neill s'en donne à cœur joie pour la conception graphique des petits nouveaux, à commencer par Hugo Coghlan. O'Neill privilégie des découpages de pages sous la forme de 4 ou 5 cases de la largeur de la page, sagement les unes au-dessus des autres.


Comme à son habitude, il ne se sert pas de la largeur de ces cases pour s'économiser en ne dessinant qu'un visage centré au milieu, il profite de cet écran large pour insérer plusieurs personnages, ou un décor. Alors qu'il serait facile de s'arrêter à l'âpreté des contours de ses dessins pour les juger disgracieux, les expressions corporelles et celles de visages attestent de la sensibilité et de la capacité extraordinaire d'exprimer les nuances. Il faut voir la réaction de Janni Nemo quand Hugho Coghlan sous-entend la possibilité d'une relation sexuelle, impayable.


Alan Moore se repose également sur O'Neill pour établir certaines références. Ainsi les créatures du lagon noir ne sont pas nommées, le lecteur les identifie uniquement grâce aux dessins (référence à L'étrange créature du lac noir).


Effectivement, dans ce troisième tome, il est encore difficile de ne pas se prêter au jeu qui consiste à détecter et retrouver les références. Elles peuvent être faciles, comme par exemple les ptérodactyles de Le monde perdu d'Arthur Conan Doyle (1912, les aventures du professeur Challenger). Elles peuvent très pointues comme ce personnage qui s'appellent Docteur Goldfoot et qui éprouve une attirance pour les séants de ces dames. Une recherche sur internet conduit à un film de 1965 Dr Goldfoot & bikini machine.


Certaines références sont assez pointues, mais renvoient à nouveau vers une littérature de genre immédiatement identifiables par les connaisseurs, telle l'évocation de Yu Atlanchi, référence au roman Le Visage dans l'abîme (1931) d'Abraham Merritt, ou encore l'évocation d'un certain Mister Savage (le personnage de Doc Savage, créé par Lester Dent en 1933). Plus roublard, Alan Moore a intégré une référence dans une référence. Dès le départ, Hugo Coghlan indique qu'il s'est autrefois appelé Cú Chulainn, ce qui correspond au prototype du héros dans la mythologie celtique irlandaise.


Dans un passage, Hugo Coghlan mange une tourte à la vache d'une forme un peu particulière, au grand effroi des hindous et des sikhs de l'équipage. Une petite recherche en ligne met à jour que cette forme de tourte est bien connue des anglais, chez qui elle évoque immédiatement le personnage de Desperate Dan (créé en 1937, voir Desperate Dan Lenticular Notebook). Il s'agit d'une référence culturelle qui ne semble pas avoir traversé la Manche. De la même manière, seuls les fins connaisseurs identifieront le patronyme d'Hugo Hercules, comme étant celui d'un personnage apparu pendant 6 mois en 1902/1903, et qui peut prétendre au titre de premier superhéros.


Ce troisième volet des aventures de Janni Nemo est bâti suivant le même principe que les 2 premiers : une aventure à l'intrigue simple et linéaire, la part belle faite aux dessins personnels de Kevin O'Neill (avec une pointe d'humour anglais), et des références plus ou moins identifiables à la culture au sens large.

Presence
8
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le 26 août 2019

Critique lue 318 fois

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