Le sang du 17 octobre 1961 à Paris

Au confluent de l’Histoire, du souvenir personnel et de la fiction, Didier Daeninckx adapte en bande dessinée le thème qu’il avait déjà traité dans « Meurtres pour mémoire » en 1984. Il s’agit de la répression meurtrière exercée par la police contre la manifestation des Algériens de la région parisienne, en date du 17 Octobre 1961.

A ce moment-là, la guerre d’Algérie n’est pas terminée, mais on voit la fin se dessiner, et chaque camp veut se positionner pour obtenir une conclusion la plus favorable possible à ses propres intérêts. De peur d’actions armées nocturnes de la part des Algériens immigrés vivant dans la région parisienne, le préfet Maurice Papon a instauré un couvre-feu particulier aux « Nord-Africains » : ceux-ci se voient interdire de circuler de 20 h 30 à 5 h 30 dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne.

La manifestation d’Algériens du 17 octobre 1961 avait pour objectif de protester contre cette discrimination et d’obtenir l’annulation de cette mesure. Cela se passe fort mal : les CRS et la police chargent les manifestants, en tuent plusieurs. Des cadavres sont jetés dans la Seine. Cette affaire est l’un des grands scandales de la République de l’époque, d’autant que les manifestants ne faisaient preuve d’aucune violence, et annonçaient des intentions pacifiques. Voilà pour l’Histoire.

Pour le souvenir personnel, Didier Daeninckx, dans un texte de fin de volume, raconte plusieurs scènes discriminatoires ou racistes auxquelles il a assisté personnellement à l’époque : un Algérien contraint par la police de se déculotter en public, deux jeunes (Italiens, on le saura trop tard, mais basanés) se font mitrailler sur leur scooter parce qu’ils tentent de forcer un barrage de police. Une fillette de cinq ans défigurée par une bombe de l’OAS. Une voisine tuée lors de la manifestation du métro Charonne le 8 février 1962. Didier Daeninckx veut donner le nom de ces anonymes assassinés, et dont la république voudrait effacer la trace. Et il les donne. En fin de volume, l’historien Jean-Luc Einaudi, en trois colonnes compactes sur trois grandes pages, liste les noms des victimes du 17 octobre 1961. Les « inconnus » (non identifiés) occupent deux colonnes sur neuf.

Le ton est donc celui de la dénonciation de crime, non sur le mode polémique, mais par l’insistance particulière sur les attitudes racistes et les violences exercées par les forces répressives de la République. Une présentation historique, en début de volume, est rédigée par l’historien Benjamin Stora, qui travaille sur les mémoires douloureuses de la Guerre d’Algérie depuis fort longtemps.

Tout cela est de l’Histoire, mais qu’en est-il de la bande dessinée ? Est-ce du roman ? Comment mettre en scène un évènement réel en soutenant l’attention ?

Par le biais. Le regard privilégié porté sur les faits est celui d’un jeune Algérien, qui, à l’insu de ses parents, répète un morceau (« Be Bop a Lula », version adaptée) avec des copains musiciens dans une cave de Paris. Leur objectif est de gagner la finale au « Tremplin du Golf Drouot ».
[Je recopie ici un article de Wikipédia : « Le Golf-Drouot fut la première discothèque rock de Paris, d'où son surnom de « temple du Rock ». Le Golf-Drouot se situait au 2 rue Drouot, dans le 9e arrondissement de Paris, au-dessus du "Café d'Angleterre", au coin de la rue Drouot et du boulevard Montmartre. Dans ce club se produisirent de 1961 à 1981 plus de 6 000 groupes amateurs et la plupart des artistes débutants du rock des années 1960-70 (français et étrangers), ainsi que des milliers d'inconnus qui ont tenté leur chance devant un public averti. Le Golf-Drouot est devenu une discothèque en 1961. Le Golf-Drouot acquit sa célébrité grâce à son tremplin du vendredi soir. Il s'agissait d'un concours de musique ouvert à tous : quatre ou cinq groupes se succédaient et disposaient chacun d'environ une demi-heure pour interpréter quelques chansons et conquérir le public. Le groupe arrivé en tête avait droit à une nouvelle participation et pouvait aussi gagner une séance studio. C'était ainsi un moyen unique de découverte et de promotion des nouveaux talents. »].

Le récit s’enracine donc de manière sympathique dans le réel culturel parisien, et Albert Raisner (page 15) voisine avec Eddy Mitchell (page 39) pour encourager le jeune groupe. Donc, ce jeune Algérien sympa (« Vincent » dans son groupe, « Mohand » parmi les siens : le problème de la double culture est posé par le moyen de ces prénoms) va assister à l’horreur de ces journées, coincé qu’il est entre son engagement musical et son désir de manifester avec les Algériens : les va-et-vient qu’il parcourt entre les deux groupes lui permettent d’avoir une vue élargie et variée sur l’évènement (page 34). Ce panoramique se prolonge par ce qu’il perçoit lorsqu’il est à la recherche de sa sœur, disparue lors de la manifestation.

Mohand assiste d’abord au massacre d’un Algérien par deux policiers qui le jettent dans la Seine (Pages 20 et 21) ; il va dormir dans un grenier d’un immeuble de banlieue perdu, en posant son matelas sur le plancher (page 25). Il voit un policier achever une balle un homme à terre (page 42). Même des Français sont tués par erreur (page 44). Mohand, lors de son concert, commence avec un poème de Kateb Yacine (page 54).

L’atmosphère d’un octobre parisien est bien rendue : pluie, froid, nuit, pavés luisants... Et, dans ce Paris de 1961, circulent des 403 et 404 Peugeot, des Frégate... Un bidonville peuplé d’Algériens (page 31). Le métro a encore des poinçonneurs. Pour les visages, bien que réalistes et visiblement portraiturés d’après nature, Mako les dessine un peu raides et empâtés.

Par ces procédés, Daeninckx et Mako restituent les tristes réalités d’une époque, sur fond de colère sourde. Il reste à en éviter la reproduction : fin des colonisations de toutes sortes, franches et brutales, ou bien rampantes et sournoises. Chacun doit pouvoir vivre chez soi en paix.
khorsabad
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le 11 févr. 2013

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