Application SensCritique : Une semaine après sa sortie, on fait le point ici.

Run to Heaven
8.7
Run to Heaven

Global Manga de Toan (2024)

Run to Heaven, une œuvre magnifique à la hauteur de la gravité des enjeux socio-politiques actuels

Critique (enrichie avec l’apport de l’avis de mon meilleur pote) sur les DEUX tomes sortis actuellement (1&2) de Run to Heaven, je vais procéder par tirets et en deux parties (points positifs et points négatifs).

Attention c’est long ^^


Points positifs (il y en a beaucoup donc je vais sûrement en omettre) :

-Run to Heaven (RTH) souligne que la guerre fait ressortir voire glorifie les pires propensions psychiques de l'être humain. En particulier l'ubris et la cruauté des puissants qui se sentent intouchables du fait de leur pouvoir et des possibilités et opportunités (des privilèges) que ce même pouvoir leur offre.

-RTH souligne les horreurs réelles et pratiques de la guerre : des corps déchiquetés, des membres amputés, un contexte favorisant l'apparition et la diffusion de maladies graves difficilement curables voire incurables ; des enfants, des handicapés, des vieillards, en somme, tout type d'hommes ou de femmes, civils ou militaires, massacrés ; des rêves brisés, des vies humaines vidées de leur sens par la coercition, comme si ces vies n'étaient nées que pour mourir dans la souffrance et la violence. Cette prise de position forte sur ce à quoi peut ressembler majoritairement la guerre dénote grandement de la propagande cinématographique américaine d'après-guerre (qui ne concerne en fait que quelques champs de bataille sur une minuscule partie de la Seconde guerre mondiale ; propagande qui a eu un impact considérable sur les mentalités et l'imaginaire occidentaux) ; c'est très appréciable puisque ça a pour effet de nous remettre les idées en place sur ce à quoi peut ressembler réellement la guerre au quotidien pour la majeure partie de la population.

-RTH met en valeur l’importance pratique (la « tangibilité paradoxale ») de la quasi-dimension de réalité parallèle que constituent la politique et la géopolitique. Ces deux « domaines » des sociétés humaines mondialisées sont en effet composés d’actions et de réactions humaines qui n’ont aucun rapport avec la vie humaine pratique, qui correspond elle à produire la nourriture, l’eau, manger, boire, renforcer les liens sociaux importants au quotidien, etc, par exemple. En soit, les hommes et les femmes qui exercent une influence sur la politique intérieure (« politique ») et la politique extérieure (« géopolitique ») d’un pays ne servent pas à grand-chose : les groupes humains à petite et grande échelles n’ont pas besoin d’eux pour faire pousser leurs patates et les consommer une fois à maturité, pour donner un exemple banal. Et pourtant, ces mêmes hommes et femmes politiques, par leurs actions et réactions, ont une importance et une portée infiniment plus grandes sur le monde que les actions de la vie humaine pratique. Par exemple, quand les hommes et femmes politiques décident d’annexer une région du monde par voie militaire, cela va automatiquement influer négativement sur a minima des centaines de vie. Et pourtant, le citoyen moyen ne pourra quasiment rien y faire ; c'est un fossé entre "dimension de vie humaine normale" et "dimension de vie politico-géopolitique parallèle" que l'on ressent souvent et qu'un système électoraliste peine à combler. Bref, c’est très paradoxal et très pernicieux comme phénomène de réalité, et on discerne ça bien dans RTH.

-RTH montre qu’il ne faut effectivement pas être naïf sur les rivalités d’influence entre les grandes puissances (qui, malgré certaines différences mineures comme la culture, les langues, etc, s’équivalent toutes depuis la révolution industrielle, on ne va pas se leurrer, dans leur application du « combo » état-nation ; volonté de puissance ; capitalisme d’état ; bourgeoisie ou néo-noblesse largement minoritaire par rapport au reste de la population et pourtant propriétaire de la majorité du patrimoine industriel, médiatique, financier et immobilier du pays ; et pratiques et idéologies plus ou moins colonialistes et racistes institutionnalisées et répandues dans les mœurs) sur des territoires vulnérables par leur faible taille, leur manque démographique, infrastructurel, technologique, etc. Il n’y a pas de « sauveur » ou de « bienfaiteur » absolu parmi les grandes puissances. Se laisser vassaliser par une grande puissance alternative par rapport à une autre peut paraître comme une meilleure option sur le coup, mais il n’en reste pas moins que ça ne peut pas apporter autant de positif pour un pays que son indépendance totale vis-à-vis des grandes puissances (ce qui est certes un peu utopique dans la pratique malheureusement…).

-RTH souligne que tout pays désirant se structurer contre toute forme de colonisation ou de vassalisation par une grande puissance que ce soit, devra le faire à coup de longues et interminables années de souffrances et de rivalités internes autodestructrices (souvent elles-mêmes le résultat d’ingérences extérieures). C’est un tableau assez pessimiste mais c’est la réalité, et ça réveille les consciences que de voir ça dans un manga.

-RTH se donne une très bonne introduction dès le début du tome 1 (c’est agréable à lire, fluide, facile à comprendre), malgré le contexte historique et social complexe, qui est très éloigné des régions du monde pacifiées en occident depuis en gros la deuxième moitié du 20ème siècle, et donc qu’on a du mal à s’approprier dès le départ lors de la lecture si on vient de ces régions du monde. Grâce à un moment scénaristique concret (papa malade estropié de guerre, fille de ce papa et d’une amirale, qui fait l’école buissonnière et qui se fait harceler par certains camarades de classe), l’œuvre commence une histoire complexe par quelque chose de simple et de tout de suite identifiable. Cela permet une plus grande immersion, et d’éviter des grands monologues de narration qui commencent dès la première planche et qui expliqueraient que « nous sommes en telle année, dans une situation de guerre d’influence territoriale entre tel et tel pays à tel endroit et blablabla ».

-RTH donne d’autres indices permettant au lecteur de s’immerger dans l’œuvre malgré la complexité du contexte comme explicité auparavant, en l’occurrence de comprendre la situation matérielle de l’île, à travers la présence ou l’absence d’objets-clé (walkman, scooter, équipements militaires, etc).

-RTH, parmi tous les affects (sensations, sentiments, émotions) humains possibles et imaginables que le lecteur perçoit et auxquels il s’identifie, met en scène ceux qui sont à mon sens les plus puissants. La haine, l’adrénaline, la souffrance émotionnelle, la souffrance physique, les dérives sadiques et sociopathes, etc ; que d’affects qui emmènent le lecteur dans une histoire très puissante, l’impact sur le lecteur est bien tangible.

-RTH se donne une transition fluide et cohérente entre deux situations théoriquement incompatibles pour la protagoniste : celle où l’espoir d’une vie digne de ce nom est pratiquement éteint, et celle où la flamme de cet espoir renaît. L’œuvre n’est pas tombée dans une situation de facilité ou sortie de nulle part, il y a eu un vrai travail réfléchi et atypique à travers les deux tomes, de développement de personnages secondaires et d’évolution dans les dialogues et les pensées et désirs des personnages concernés, pour pouvoir faire ce pont entre les deux situations.

-RTH se donne un avantage majeur qui dénote un peu de son aura commerciale : on s’attend à un énième manga de sport, en l’occurrence sur l’athlétisme, avec peut-être un peu d’originalité certes, mais standard. Et en réalité, on tombe là sur un colosse de créativité et d’intelligence humaines : comme toute bonne œuvre fictive, elle ne se contente pas de raconter une histoire à travers des personnages et des dialogues, mais elle véhicule aussi et surtout des messages et des réalités socio-politiques très pertinents et très personnels à l’auteur et à son imaginaire. Malgré le fait que ça soit de la fiction, on a l’impression de lire une sorte de livre de micro-Histoire, ultra-dynamique et puissant narrativement.

-RTH met en scène un nombre assez impressionnant de personnages, tous différents les uns que les autres, sans qu’il y ait de sentiment de trop-plein ou de manque de développement. Ils sont tous intéressants à leur échelle d’importance.

-RTH se donne comme protagoniste un personnage principal féminin bien écrit !!! Je mets des points d’exclamation parce que les personnages féminins bien écrits certes il y en a de plus en plus, mais en tant que personnage principal, c’est beaucoup plus rare. Très bon développement de personnage, aucun fanservice ou ingérence étrange de l’auteur dans sa psyché : j’ai vraiment le sentiment d’avoir affaire à une « humaine à part entière » (ça fait bizarre de dire ça mais il faut le souligner) qui vit sa vie dans toute la complexité de sa situation et toute l’idiosyncrasie de sa psyché.

-RTH est constitué d’un dessin et d’une composition de planches impressionnants ! Style un peu à la Akira, assez « raw » ; même les arrière-plans donnent l'impression d'être dessinés sans règle, et pourtant c’est beau. La composition des planches est très fluide, très travaillée, sans précipitation ni méli-mélo d’idées et de cases qui ne vont pas ensemble dans la même planche. En particulier, toute la vie de la protagoniste, toute sa passion pour la course, toutes les relations qu’elle a avec les jeunes de son âge et les plus âgés sont bien exposées, sans que ça ne soit ni ennuyant ni saccadé.

-RTH fait se succéder très intelligemment les pages de couverture des deux tomes (en dehors même du fait qu’elles soient belles visuellement). Il y a en effet une filiation très atypique et très perceptible entre les deux : avec la même disposition générale d’éléments de premier plan et d’arrière-plan, et en particulier avec la même figure souriante générale d’arrière-plan, la première page de couverture se caractérise par des codes de l’espoir et de mystère innocent (couleurs lumineuses ; océan paisible et luminescent ; fille qui court innocemment ; figure d’arrière-plan qui a l’air de sourire de manière bienveillante et dont les caractéristiques physiques identifiables sont cachées), tandis que la deuxième page de couverture se caractérise par des codes du désespoir et de prise de conscience terre-à-terre sur la réalité (les flammes et les couleurs chaudes qui font penser à l’enfer ; le sourire désormais narquois et empreint de perversité de la figure d’arrière-plan, dont les caractéristiques physiques identifiables sont désormais révélées ; fille recroquevillée et blottie dans les bras de son père ensanglanté). En fait, tout le squelette de l’histoire de RTH est en soit déjà vaguement raconté rien qu’à travers ces deux pages de couverture, ce qui est une spécificité très appréciable de ces deux tomes.


Points négatifs :

Aucun (le mec qui suce trop)

Nan en vrai, je n’ai pas repéré beaucoup de points négatifs, et même si de mon point de vue il y en a quelques-uns, ça ne nuit pas vraiment à la lecture et ça ne change pas vraiment mon avis sur l’œuvre. Je les ai quand même un peu pris en compte dans ma note (j’ai mis 9 étoiles sur 10, mais j’aurais mis 9,2 si j’avais pu), et je vais quand même les lister ici car ça peut toujours être utile :

-La phase « harcelée par mes camarades de classe » de la protagoniste aurait pu à mon avis être évitée et remplacée par un autre type de dynamique sociale de jeunes de cet âge, une dynamique peut-être plus atypique en permettant tout autant la mise en scène et le développement de la psyché de la protagoniste (je n’ai pas forcément d’exemple en tête parce que ce n’est pas moi l’auteur de cet univers, mais j’ai la certitude que ça aurait été quelque chose de faisable). Un peu trop souvent dans les œuvres fictives, le ou la protagoniste jeune adolescent(e) se démarque par son développement juste parce qu’il ou elle a vécu du harcèlement et donc que par défaut « il/elle se démarque des autres », ce qui est je trouve une vision un peu réductrice de la psyché humaine. On n’est pas obligé d’être harcelé pour être atypique et avoir un certain développement en tant qu’humain, même si on fait l’école buissonnière et qu’on aime la course à pied. Bien sûr, surtout au vu du contexte de l’œuvre, la protagoniste de RTH va forcément à un moment ou à un autre traverser du négatif dans sa vie, ce qui va la rendre inévitablement plus atypique, mais je trouve juste un peu dommage d’avoir eu recours à la « carte harcèlement » pour le faire au début de l’œuvre. Surtout au vu de l’âge qu’elle a et de son goût pour la liberté, la musique, l’activité physique dynamique et la jovialité malgré les épreuves. Est-ce qu’en tant que telle, elle n’aurait pas attiré dans la réalité plus de Sam et de Camille dans son cercle social qu’elle en a attiré dans les deux tomes de RTH, finalement ? Je pose ça là (à méditer) ; sans enlever évidemment au fait que la visibilité dans les médias et les œuvres de la problématique du harcèlement chez les jeunes est importante.

-Il y a une forme d’inconsistance dans les chara-design des personnages. Je m’explique : on passe de chara-design extrêmement banals (même la mère de la protagoniste, malgré son rôle et sa psyché très atypiques, a un chara-design assez banal en somme), à des chara-design sortis tout droit de One Piece (le père de la protagoniste, l’antagoniste qui se met en feu et qui ne ressent pas la douleur, le petit militaire bizarre qui a plein de guns dans son manteau). Ça a pour effet de créer chez le lecteur comme l’impression que l’auteur a un peu délaissé les personnages « moins ouf » en mettant trop en valeur les personnages « ouf » à travers leur chara-design. Maintenant que c’est dit, je préfère dire que même pour moi qui ai remarqué ça à la lecture, cette impression reste vraiment minime hein, puisque les points positifs de l’œuvre sont tellement majoritaires dans l’œuvre qu’ils ont une force de contre-poids énorme à ce genre de points négatifs minimes.

-L’impact de l’histoire et de ses événements sur le lecteur est un peu limité en soit, puisque ça n'est ni une œuvre avec du surnaturel (je considère qu’on ne peut pas encore vraiment considérer que le petit militaire aux nombreux guns sous son manteau relève du surnaturel), ni une œuvre avec un lore immense aux enjeux gigantesques (comme One Piece par exemple, pour citer un exemple radical en la matière). RTH se caractérise par un « zoom » scénaristique sur la situation d’une adolescente en particulier, qui se trouve sur une petite île en particulier (un peu comme une fourmi se trouvant dans une colonie de fourmis, qui elle-même se trouve dans un milieu naturel infiniment plus grand), et tout ça dans un univers terre-à-terre sans élément surnaturel ajouté. Ce n’est pas que ça rend l’œuvre fade, mais c’est simplement que de ce fait, de mon point de vue, elle ne peut pas rivaliser avec des Tokyo Ghoul, Radiant, Naruto, One Piece, Dragon Ball, Berserk, Vagabond, etc, au sommet de la hiérarchie ; ce même à son échelle de non-œuvre-fleuve. Je ne dis pas non plus que l’auteur aurait dû absolument trouver un moyen de rendre l’œuvre aussi longue que les œuvres citées précédemment, ni qu’il aurait dû absolument introduire des éléments surnaturels à l’histoire. Je dis simplement que de mon point de vue, RTH ne pourra jamais être un 10/10 si on le compare aux autres œuvres existantes (quand on note une œuvre c’est forcément qu’on la compare à d’autres œuvres qui nous servent donc de points de comparaison pour trouver la juste note).


Voilà, en espérant que la critique aura été intéressante !

Bravo à Toan et à Ankama pour cette œuvre, manga français, magnifique !

Friumlop
9
Écrit par

Créée

le 30 avr. 2025

Critique lue 95 fois

Friumlop

Écrit par

Critique lue 95 fois

1