Le dessin de Max, encore amélioré par rapport au tome 1, enrichit de son réalisme une intrigue fantastique somme toute assez classique. Les architectures, les effets de contrastes lumineux, la vraisemblance des visages et des décors enracinent dans le concret sensible une action qui tend à s'en éloigner considérablement, vu les phénomènes surnaturels qui se multiplient. Ainsi se trouve remplie la mission de base de toute histoire fantastique : insérer le lecteur dans un réel suffisamment convaincant pour que les perturbations apportées par l'élément surnaturel soient ressenties comme dérangeantes pour la raison.

De fait, rien n'est négligé pour donner un cadre recevable à l'intrigue tragique qui se noue : le château de Monfort (planche 1), impeccablement flanqué de nombreuses tours pansues entourant un donjon carré central, avec assez peu d'ouvertures sur l'extérieur pour qu'on n'en puisse faire remonter la conception architecturale après le XVe siècle; sa bibliothèque, située dans une nef de cathédrale présentant trois niveaux de livres, dont le premier est monté sur des arcs en anses de panier, et le troisième carrément en galerie de circulation. Bien que peu d'éléments soient vraiment "gothiques", l'atmosphère l'est considérablement. Mascarons renaissants, baies géminées planche 26. Belle salle souterraine verdâtre avec croisées d'ogives, sculptures de monstres et cercle d'invocations planche 28.

Le réalisme du dessin flirte avec la rigueur photographique tout au long de l'album, avec cette assurance que donne une maîtrise très fine des nuances d'éclairage sur les visages, les chevelures (planche 2), les décors urbains (planche 19)... Le recours à un savoir d'antiquaire est opportunément exploité (planches 8 et 9). On regrette juste que les personnages soient souvent figés dans une attitude assez raide. Même l'invocation de la succube (planche 23) manque de mouvement.

Le récit, comme dans l'album précédent, est assez nettement structuré en deux moitiés : dans la première, Théo concrétise sa chance en aménageant un manoir de rêve avec des objets tirés de chez les antiquaires, et en sortant avec Florence, enfin presque... La deuxième partie est nettement plus... surnaturelle !

Côté surnaturel, comme il est de règle dans ce genre de récit, certaines règles du jeu ne sont pas très fixées; si les auteurs se fendent de références exactes (l'allusion à Abrahel, démon succube, dans le livre de Nicolas Rémy), en revanche, on ne savait pas que les démons ont un structure moléculaire spéciale (planche 25), et qu'ils soient si matériels, une fois invoqués, qu'ils ne puissent se dématérialiser sans passer par un portail. L'invocation formulée par Saint-Glaive (planche 28) est rédigée en un grec de cuisine, où se mêlent sans cohérence majuscules et minuscules : "Sankhus Librae Mortis", ouais, bon...

Surtout, le scénario est fondé sur une hypothèse : la chance des uns doit être compensée par la malchance des autres. Quand on sait à quel point le concept de chance peut aisément être retourné comme un doigt de gant, si on le considère de plus loin... A part ça, dose convenable d'horreurs, d'objets magiques, atmosphère oppressante réussie. Scène infernale concluant le récit (planches 50-51).

Les références culturelles sont nombreuses, plus que dans la moyenne des récits démoniaques : architectures, mobiliers anciens, littérature (planche 15). La narration, supposée rédigée par Théo, est toujours empreinte de cette distanciation narquoise qui lui donne un charme particulier.

Une oeuvre très soignée, empreinte d'une certaine retenue en dépit des abominations décrites.
khorsabad
8
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le 7 avr. 2014

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khorsabad

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